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LII

Le procès Calas décida certainement des dernières années de Voltaire, et contribua à lui donner le grand rôle que nous le voyons prendre à Ferney; il devint par cette affaire le vrai justicier des peuples; il lui dut non-seulement cette série d'actions éclatantes qui devaient attirer sur lui l'attention du monde entier, mais même ses derniers écrits politiques et religieux, où de la critique il passait à l'affirmation; il avait mis en poudre tout l'ancien monde, il fallait maintenant du fond de son émotion, de sa pitié, tirer les vraies bases du monde moderne.

On s'est souvent demandé comment Voltaire avait été amené à prendre la défense des Calas, par qui les premiers détails authentiques de cette affaire lui avaient été transmis. Mais jusqu'ici ce point est resté assez obscur. Un avocat, M. de Végobre (Ch. de Manoel de), avocat protestant en Languedoc, que la persécution avait contraint de se réfugier à Genève, eut en ceci une initiative qu'il importe de rappeler. Nous devons ces détails et la curieuse pièce qu'on va lire (absolument inédite), à l'obligeance de l'excellent M. Clogenson, sans lequel d'ailleurs cette pièce n'eût jamais existé.

M. Clogenson avait remarqué dans la correspondance

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de Voltaire qu'à plusieurs reprises, vers l'époque du procès Calas, il parle d'un certain M. de Végobre, avec lequel on voit bien qu'il était en relations suivies à cette époque, sans que pourtant aucune des lettres qu'il lui écrivit ne se retrouve dans sa correspondance. L'infatigable commentateur tâcha de retrouver en Suisse des parents de M. de Végobre; il apprit qu'un fils de l'ancien correspondant de Voltaire, était luimême juge à Genève; il lui fit demander par un ami commun des détails sur les rapports qui avaient existé entre son père et le patriarche. Voici la réponse que reçut cet ami, et qu'il s'empressa de transmettre à M. Clogenson:

« Vous désirez, monsieur et cher ami, que je vous expose ce que je sais sur la manière dont Voltaire a été amené à se charger de la cause des Calas. Vous m'avez entendu dire que la plupart des historiens, Lacretelle en particulier, qui ont rapporté ce beau trait de la vie de Voltaire, ont cité comme des faits ce qui n'était que des conjectures probables, qui se présentaient à leur imagination, quand ils voulaient exposer comment Voltaire avait été entraîné à se charger de faire triompher dans cette circonstance. l'innoncence et l'humanité sur la barbarie et le fanatisme. Madame Calas, dit Lacretelle, vint se jeter aux pieds de Voltaire. Ce fait est entièrement controuvé.

« Mais, me direz-vous d'abord, qui êtes-vous, pour oser prendre ce ton affirmatif? Quels sont vos titres? « J'étais un très-jeune écolier quand cette déplorable affaire commença. Mon père était, comme yous

le savez, né Français, mais établi à Genève. Il avait conservé beaucoup de relations en France et était connu pour s'intéresser vivement à tout ce qui regardait le protestantisme en France. Vous comprenez combien, lui et les autres Français, ses amis, qui vivaient à Genève, étaient affectés des nouvelles qu'ils recevaient sur ce malheureux procès. Entre ces amis, il en était un, M. Debrus, qui avait connu personnellement le malheureux Jean Calas, avec lequel il était lié d'affaires et d'amitié, chez qui même il avait logé plus d'une fois dans ses voyages. M. Debrus, qui avait à Genève une existence fort honorable, avait un cœur très-chaud pour l'humanité, la religion et l'amitié, Il apprit qu'après l'affreuse catastrophe arrivée à Toulouse, le 9 mars 1762 (1), la veuve Calas, ruinée, sans secours, éperdue, respirant à peine, s'était retirée à Montauban avec ses deux filles, qui s'y étaient trouvées pendant le procès de leur famille. Ces trois dames étaient réunies sans aucun moyen d'existence; et on ajoutait que madame Čalas était dans un état d'anéantissement moral complet.

« M. Debrus rassembla chez lui quelques amis et compatriotes, au nombre desquels était mon père. Ils ne pensaient pas qu'il fût question d'autre chose que de préparer une retraite pour les restes de cette famille infortunée, en lui assurant les moyens d'une honnête subsistance.

« Mon père qui avait l'esprit vif et parfois hardi,

(1) Le supplice de Jean Calas,

dit dans cette assemblée: « Il doit être question de << bien autre chose; il faut faire sonner bien haut « le bruit de cette atroce injustice; il faut recourir au << roi, demander la cassation de l'arrêt du parlement << de Toulouse et obtenir la réhabilitation des Calas; <«<et qui sait s'il n'en pourrait pas résulter quelque « édit favorable aux protestants en général? »

« Cette idée parut trop hardie à l'assemblée. Mon père insista; il fit observer qu'un esprit de tolérance commençait à s'établir en France, que Voltaire en était le grand apôtre, qu'il ne demandait que des occasions pour développer et répandre ses principes à ce sujet, que si on pouvait l'engager à employer les ressources de son esprit et de son crédit en faveur des Calas, on pouvait espérer du succès.

« L'assemblée fut ébranlée, et on conclut qu'il fallait donc chercher à intéresser Voltaire.

« Je n'ai point su comment avaient été faites les premières démarches auprès de Voltaire. Mais j'ai ouï raconter à mon père que Voltaire, voulant agir avec circonspection et ayant quelque défiance des rapports qui lui venaient par une source toute protestante avait écrit à un parlementaire de Toulouse, pour lui demander des informations. Ce magistrat lui répondit ou à peu près (suivant ce qui m'est revenu): « Laissez << cela, c'est de la canaille, vous n'en aurez que du << chagrin. >> Voltaire fit connaître cette réponse à la personne qui s'était chargée de lui présenter les sollicitations des amis des Calas, et cette personne en communiquant cette nouvelle à ceux-ci leur

assura qu'ils ne devaient rien espérer de Voltaire. << Ils furent d'abord consternés; mais, pénétrés qu'ils étaient de l'innocence des Calas et de l'absurdité des arrêts prononcés contre eux, il n'est pas possible, dirent-ils, que les yeux de M. de Voltaire soient fermés longtemps à une lumière aussi vive, faisons-la briller devant lui. Voici le moyen qu'ils employèrent.

<< Madame Calas avait repris ses sens. Son ancien ami, M. Debrus, lui demanda de lui écrire une lettre toute simple et sans prétentions pour la forme, dans laquelle elle lui racontât toutes les circonstances de la soirée de son affreuse catastrophe; que cette lettre, lui écrivait-il, soit l'œuvre de vous seule, tant pour le fond que pour la forme. Madame Calas étant née Anglaise, ne savait pas très-bien le français et encore moins l'orthographe; mais elle avait beaucoup de bon sens, et son esprit avait repris une fermeté bien remarquable. Elle fit ce que son ami lui demandait. Je me rappelle avoir vu et tenu cette lettre en original. Elle était de six ou huit pages, d'une écriture très-lisible, les idées étaient clairement exposées sans verbiage et sans prétention. Mais on reconnaissait au style et surtout à l'orthographe que c'était l'ouvrage d'une femme illettrée.

« Les amis de Genève furent frappés de la conviction que cette lettre portait avec elle; il faut, disentils, l'envoyer à Voltaire, telle qu'elle, sans commentaire.

« Un jour ou deux après cet envoi, Voltaire fit demander à M. Debrus de le recevoir à une heure qu'il lui assignait, en le priant de réunir ses amis à

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