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m'avaient frayé le chemin des honneurs ecclésiastiques. La marine m'offrait les chances d'un avancement rapide, deux de mes cousins brillaient dans cette carrière : le vicomte de Rochechouart, chevalier du Saint-Esprit et chef d'escadre, s'était distingué au siège de Gibraltar, en 1782, coupant avec son vaisseau, le Majestueux, de 74 canons, la ligne de la flotte anglaise; le vicomte de Mortemart venait d'acquérir une grande. réputation de gloire et de bravoure au combat livré par M. de Grasse : le 12 avril 1782, il affrontait le feu de trois navires anglais, pour leur arracher son vaisseau le Glorieux, totalement désemparé. Un tableau représentant cette action se voit, à Paris, au ministère de la marine. Les événements décidèrent autrement de ma carrière.

Mis en nourrice chez une brave fermière de Saint-Germain en Laye, je restai chez elle jusqu'en 1794; je revins donc à la maison paternelle seulement dans ma sixième année.

Ma mère, amie de la duchesse de Polignac, avait été admise dans le cercle d'intimes que la reine Marie-Antoinette réunissait au petit Trianon, pour se reposer des réceptions officielles de la Cour; elle avait donc pu appré cier, dans l'intimité, l'affabilité de cette gracieuse souveraine; aussi fut-elle profondément affligée quand elle vit sa Reine torturée, diffamée, condamnée à mourir sur l'échafaud; elle résolut de tout tenter pour l'arracher à ces ignominies. Joignant ses efforts à ceux du baron de Batz, elle avança une grosse partie de la somme nécessaire pour acheter des auxiliaires. Le Moniteur universel du 18 germinal an III, 7 avril 1795, — no 175, raconte en ces termes le projet de complot : « Il a existé << un projet d'enlever la Reine; le complot était entre «la ci-devant comtesse de Rochechouart et le fameux

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« Hébert, dit le Père Duchêne; la coalition avait payé a Hébert, qui avait exigé deux millions; il avait déjà « touché un million, et devait recevoir l'autre après « l'exécution du projet, mais la peur le prit, et il se fit << dénonciateur. »

Pour corrompre les gardiens, et prévenir l'infortunée prisonnière, il fallait une grande prudence, unie à une activité extraordinaire. Ma mère possédait seulement cette dernière qualité; elle se jeta en aveugle dans cette entreprise, sans examiner les chances de succès ni calculer les périls.

Dès les premières ouvertures, la Reine avait déclaré que si ses enfants ne devaient pas être délivrés en même temps, elle préférait subir toute la rigueur de son sort. Le coup manqué, on rechercha les auteurs, on connut vite leurs noms; ma mère figurait en première ligne sur la liste. On apprit en même temps que l'abbé Edgeworth, qui accompagna et consola le Roi jusque sur l'échafaud, avait quitté Paris, et sous le nom d'Essex, vivait caché chez mon père, au château de Montigny, près Pithiviers. Un mandat d'arrêt fut lancé immédiatement contre la ci-devant comtesse de Rochechouart, accusée de conspiration, etc., etc. Ma mère habitait Passy avec mon frère Louis, ma sœur Cornélie et moi; elle se rendait presque tous les jours à Paris pour ses affaires. Mon père était à Montigny, et mon frère Victor à l'armée des princes de Condé.

Le mandat d'arrêt décrété contre ma mère fut si secrètement et si promptement lancé, que personne ne put la prévenir du péril qui la menaçait. La municipalité de Passy, escortée de la gendarmerie chargée de garder les issues de la maison et de conduire l'aristocrate en prison, se présenta au logement de ma mère. Après des recher

ches minutieuses, acquérant la certitude qu'elle était absente, on fit main basse sur les papiers, dentelles, bijoux, argenterie, tous ces objets devaient servir de témoins à charge dans l'acte d'accusation; mais les accusateurs se les approprièrent sans dresser aucun inventaire et se les partagèrent; le fait m'a été affirmé plus tard au greffe. Ces honorables citoyens, désappointés par l'absence de la cidevant, entrèrent en délibération: l'un d'eux proposa d'emmener toujours les enfants; cette idée fut abandonnée; ils ne figuraient pas sur le mandat d'arrêt. On fit subir un long interrogatoire au portier et aux domestiques, et l'on décida que l'on attendrait l'heure à laquelle la suspecte rentrait dîner, c'est-à-dire entre deux ou trois heures de l'après-midi. Les gendarmes entrèrent dans la maison pour ne pas éveiller les soupçons de la ci-devant.

Mon frère Louis, dont on ne se méfiait pas, avait tout entendu et compris; il se glissa dans le jardin, monta sur le mur, sauta dans une ruelle peu fréquentée et se mit à courir jusqu'à la barrière. Il aperçut sa mère venant à pied, et lui raconta tout ce qui s'était passé. Ma mère, grâce à l'intelligence et au dévouement de son fils, échappa à une mort certaine; au lieu d'aller à Passy, elle emmena Louis, retourna à Paris, et se cacha à l'hôtel GrangeBatelière, sous le nom de citoyenne Durey. Quelques jours après, elle envoyait une personne de confiance me chercher.

Ma mère, craignant que d'un moment à l'autre on ne découvrît sa retraite, partit pour Caen, avec mon frère et moi, laissant ma sœur dans une pension de Passy; elle devait, plus tard, aller rejoindre notre grand'mère, Françoise d'Albignac, comtesse de Morsan, qui habitait à Villecresne, près de Grosbois.

Je vais tout de suite raconter le sort infortuné de ma

pauvre petite sœur Cornélie la maîtresse de pension fut dénoncée comme suspecte, arrêtée, jugée, guillotinée, et les élèves mises à la porte dans la rue. Que l'on se figure l'embarras de cette malheureuse enfant, sachant sa mère absente, son père à trente lieues dans les terres! Elle n'avait que sa grand'mère auprès de qui elle pût se réfu gier, mais à peine savait-elle où était située son habitation; sans argent, à demi morte de peur en face de son isolement complet! Elle se rappelait seulement que, pour aller chez sa grand'mère, on sortait par la barrière de Charenton, ou de la Grande-Pinte. Elle se dirigea donc en tremblant vers cette autre extrémité de la ville, osant à peine demander son chemin, pour ne pas attirer l'attention sur elle. Après avoir erré deux jours, soit à Paris, soit dans les environs, elle tomba de faiblesse et d'inanition dans un fossé de la route. Elle fut recueillie par une personne charitable qui, frappée de sa mise recherchée, mais en désordre, ainsi que de ses beaux traits flétris par la souffrance, essaya de la faire revenir à la vie, et sur ses indications la remit entre les mains de madame de Morsan, car cette scène se passait près de Villecresne. Malgré des soins empressés, ma pauvre sœur mourait au bout de deux jours dans les bras de son aïeule; la peur, la faim, la fatigue l'avaient épuisée et frappée à mort; elle avait dix ans !

Revenons à notre voyage : en arrivant à Caen, nous descendîmes chez un certain M. Dussaussais, qui tenait un établissement de bains, et louait des chambres garnies; je n'oublierai jamais son nom, car je fis chez lui mon apprentissage de misère.

Au bout de fort peu de temps, ma mère apprit, par un hasard providentiel (une lettre lue tout haut dans la rue, lorsqu'elle passait), que l'on avait découvert sa

retraite, et que le citoyen Pomme, représentant du peuple, arrivait de Paris avec l'ordre de l'arrêter. Cet avertissement parut trop précieux pour être négligé, ma mère résolut de partir immédiatement; elle avait un passeport pour la Suisse, aussi en règle que possible, mais il fallait éviter d'éveiller des soupçons. L'abbé de La Geard, un de nos amis, caché également à Caen, lui conseilla de partir à pied, et de voyager ainsi quelques jours. Mon frère gardait le lit avec des engelures ouvertes, et moi, âgé de six ans, j'étais incapable de marcher longtemps. Elle fut donc forcée de nous laisser, comme on dit, à la grâce de Dieu!

Ma mère prévint M. Dussaussais qu'elle allait faire une visite dans les environs; elle le pria d'avoir soin de nous pendant son absence et paya un mois d'avance notre pension, nourriture comprise; puis, nous prenant à part, elle nous recommanda de ne jamais avouer notre nom et de répondre toujours que nous nous appelions Durey, son nom de fille. Elle nous quitta à cinq heures du matin, non sansverser beaucoup de larmes; deux heures après, le citoyen Pomme arrivait pour l'arrêter. Il nous fit subir un long interrogatoire et chargea un gendarme de nous surveiller nuit et jour, persuadé que ma mère viendrait nous chercher; au bout de huit jours, la présence du gendarme auprès de deux enfants ne paraissant pas nécessaire, on le rappela.

Alors, madame Dussaussais s'empara de nous et de notre linge; elle venait de renvoyer sa servante, elle nous fit prendre sa place, et nous employa à servir les baigneurs, chauffer et porter leur linge, pomper l'eau pour remplir le réservoir et la grande chaudière; en un mot, nous devenions de simples garçons de bains. Mais cela n'était rien, en comparaison des souffrances que nous devions endurer pendant l'hiver si rude de 1794-1795.

Dès le mois d'octobre, trouvant à louer notre chambre,

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