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d'avancer, en le menaçant du bois de leurs lances. Un des étrangers, plus poli que les autres, et qui savait parler bon latin, lui apprit la cause de ce traitement; l'assemblée des maîtres de cette terre, lui dit-il, dominorum territori, est interdite aux gens de votre espèce, à ceux que nous appelons liti vel litones, et istius modi viles inopesque personæ1.

Jacques se mit tristement au travail; il lui fallait nourrir, vêtir, chauffer, loger ses maîtres; il travailla bien des années, pendant lesquelles son sort ne changea guère, mais pendant lesquelles, en revanche, il vit s'accroître prodigieusement le vocabulaire par lequel on désignait sa condition misérable. Dans plusieurs inventaires qui furent dressés en différents temps, il se vit ignominieusement confondu avec les arbres et les troupeaux du domaine, sous le nom commun de vêtement du fonds de terre, terræ vestitus ; on l'appela monnaie vivante, pecunia viva, serf de corps, homme de fatigue, homme de possession, homme lié à la terre, addictus glebæ, bond-man, dans l'idiome des vainqueurs. Dans les temps de clémence et de grâce, on n'exigeait de lui que six jours de travail sur sept. Jacques était sobre; il vivait de peu et tâchait de se faire des épargnes; mais, plus d'une fois, ses minces épargnes lui furent ravies en vertu de cet axiome incontestable: quæ servi sunt, ea sunt domini, ce que possède le serf est le bien du maître.

Pendant que Jacques travaillait et souffrait, ses maîtres se querellaient entre eux, par vanité ou par intérêt. Plus d'une fois ils déposèrent leurs chefs; plus d'une fois leurs chefs les opprimèrent; plus d'une fois des factions opposées se livrèrent une guerre intestine. Jacques porta toujours le poids de ces disputes; aucun parti ne le ménageait; c'était lui qui devait essuyer les accès de colère des vaincus et les accès d'orgueil des vainqueurs. Il arriva que le chef de la communauté des conquérants prétendit avoir seul des droits véritables sur la

Capitularia. Passim.

2 Voyez le Glossaire de Du Cange. 3 Ibidem.

terre, sur le travail, sur le corps et l'âme du pauvre Jacques. Jacques, crédule et confiant à l'excès, parce que ses maux étaient sans mesure, se laissa persuader de donner son aveu à ces prétentions, et d'accepter le titre de subjugué du chef, subjectus regis, dans le jargon moderne, subject du roy. En vertu de ce titre, Jacques ne payait au roi que des impôts fixes, tallias rationabiles, ce qui était loin de signifier des impôts raisonnables. Mais, quoique devenu nominalement la propriété du chef, il ne fut point soustrait pour cela aux exactions des subalternes. Jacques payait d'un côté et payait de l'autre la fatigue le consumait. Il demanda du repos; on lui répondit en riant: Bonhomme crie, mais bonhomme paiera. Jacques supportait l'infortune; il ne put tolérer l'outrage. Il oublia sa faiblesse; il oublia sa nudité, et se précipita contre ses oppresseurs armés jusqu'aux dents ou retranchés dans des forteresses. Alors, chef et subalternes, amis et ennemis, tout se réunit pour l'écraser. Il fut percé à coups de lances, taillé à coups d'épées, meurtri sous les pieds des chevaux : on ne lui laissa de souffle que ce qu'il lui en fallait pour ne pas expirer sur la place, attendu qu'on avait besoin de lui.

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Jacques, qui, depuis cette guerre, porta le surnom de Jacques Bonhomme, se rétablit de ses blessures, et paya comme ci-devant. Il paya la taille, les aides, la gabelle, les droits de marché, de péage, de douanes, la capitation, les vingtièmes, etc., etc. A ce prix exorbitant, il fut un peu protégé par le roi contre l'avidité des autres seigneurs; cet état plus fixe et plus paisible lui plut; il s'attacha au nouveau joug qui le lui procurait; il se persuada même que ce joug lui était naturel et nécessaire, qu'il avait besoin de fatigue pour ne pas crever de santé, et que sa bourse ressemblait aux arbres qui grandissent quand on les émonde. On se garda bien d'éclater de rire à ces saillies de son imagination; on les encouragea au contraire; et c'est quand il s'y livrait pleinement, qu'on lui donnait les noms d'homme loyal et d'homme très avisé, rectè legalis et sapiens.

De ce que c'est pour mon bien que je paie, dit un jour Jacques en lui-même, il suit de là que ceux à qui je paie ont pour

premier devoir de faire mon bien, et qu'ils ne sont à proprement parler que les intendants de mes affaires. De ce qu'ils sont les intendants de mes affaires, il s'ensuit que j'ai droit de régler leurs comptes et de leur donner mes avis. Cette suite d'inductions lui parut lumineuse; il ne douta pas qu'elle ne fit le plus grand honneur à sa sagacité; il en fit le sujet d'un gros livre qu'il imprima en beaux caractères. Ce livre fut saisi, lacéré et brûlé; au lieu des louanges que l'auteur espérait, on lui proposa les galères. On s'empara de ses presses; on institua un lazaret où ses pensées devaient séjourner en quarantaine, avant de passer à l'impression. Jacques n'imprima plus, mais il n'en pensa pas moins.

La lutte de sa pensée contre la force fut longtemps sourde et silencieuse: longtemps son esprit médita cette grande idée, qu'en droit naturel, il était libre et maître chez lui, avant qu'il fit aucune tentative pour la réaliser. Un jour enfin, qu'un grand embarras d'argent contraignit le pouvoir que Jacques nourrissait de ses deniers à l'appeler en conseil pour obtenir de lui un subside qu'il n'osait exiger, Jacques se leva, prit un ton fier, et déclara nettement son droit absolu et imprescriptible de propriété et de liberté.

Le pouvoir capitula, puis il se rétracta; il y eut guerre, et Jacques fut vainqueur, parce que plusieurs amis de ses cidevant maîtres désertèrent pour embrasser sa cause. Il fut cruel dans sa victoire, parce qu'une longue misère l'avait aigri. Il ne sut pas se conduire étant libre, parce qu'il avait encore les mœurs de la servitude. Ceux qu'il prit pour intendants l'asservirent de nouveau, en proclamant sa souveraineté absolue. Hélas! disait Jacques, j'ai subi deux conquêtes, on m'a appelé serf, tributaire, roturier, sujet; jamais on ne m'a fait l'affront de me dire que c'était en vertu de mes droits que j'étais esclave et dépouillé.

Un de ses officiers, grand homme de guerre, l'entendit se plaindre et murmurer. « Je vois ce qu'il vous faut, lui dit-il, et je prends sur moi de vous le donner. Je mélangerai les traditions des deux conquêtes que vous regrettez à si juste titre, je vous rendrai les guerriers francks dans la personne de mes

soldats; ils seront comme eux, barons et nobles 1. Quant à moi, je vous reproduirai le grand César, votre premier maître ; je m'appellerai imperator; vous aurez place dans mes légions; je vous y promets de l'avancement.» Jacques ouvrait la bouche pour répondre, quand tout à coup les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, les aigles furent déployées. Jacques s'était battu autrefois sous les aigles; sa première jeunesse s'était passée à les suivre machinalement; dès qu'il les revit, il ne pensa plus, il marcha.....

Il est temps que la plaisanterie se termine. Nous demandons pardon de l'avoir introduite dans un sujet aussi grave; nous demandons pardon d'avoir abusé d'un nom d'outrage qui fut autrefois appliqué à nos pères, afin de retracer plus rapidement la triste suite de nos malheurs et de nos fautes. Il semble que le jour où, pour la première fois, la servitude, fille de l'invasion armée, a mis le pied sur la terre qui porte aujourd'hui le nom de France, il ait été écrit là haut que cette servitude n'en devait plus sortir; que, bannie sous une forme, elle devait reparaître sous une autre, et, changeant d'aspect sans changer de nature, se tenir debout à son ancien poste, en dépit du temps et des hommes. Après la domination des Romains vainqueurs, est venue la domination des vainqueurs Franks, puis la monarchie absolue, puis l'autorité absolue des lois républicaines, puis la puissance absolue de l'empire français, puis cinq années de lois d'exception sous la charte constitutionnelle. Il y a vingt siècles que les pas de la conquête se sont empreints sur notre sol; les traces n'en ont point disparu; les générations les ont foulées sans les détruire, le sang des hommes les a lavées sans les effacer jamais. Est-ce donc pour un destin semblable que la nature forma ce beau pays que tant de verdure colore, que tant de moissons enrichissent et qu'enveloppe un ciel si doux?

Baron, en latin baro, en vieux français bers, est une dérivation des mots germaniques bahr ou bohrn, qui signifiaient simplement un homme, dans la langue des conquérants de la Gaule.

X.

Sur quelques erreurs de nos historiens modernes, à propos d'une Histoire de France à l'usage des colléges.

La critique des ouvrages historiques destinés à être mis entre les mains des étudiants n'est pas la moins utile; car si les écrits de ce genre ont moins d'originalité que les autres, ils exercent plus d'influence, et les erreurs qu'ils contiennent sont plus dangereuses, parce qu'ils s'adressent à des lecteurs incapables de s'en préserver. Je vais essayer de relever quelques-unes de celles qui se rencontrent dans un ouvrage publié sous le titre de Tableaux séculaires de l'Histoire de France, par un professeur de l'Université; non que cet ouvrage soit plus mauvais que bien d'autres, mais pour faire ressortir les énormes vices de rédaction qui se propagent invariablement, d'année en année, dans toutes les histoires de France destinées à l'enseignement public.

L'auteur des Tableaux séculaires annonce, sous la date de 413, qu'un chef de Bourguignons, nommé Gundicaire, prend le titre de roi. Ce qu'il nous donne ici comme un fait n'en est pas un ; il n'est pas vrai qu'en l'an 413, le chef des Bourguignons ait quitté son titre de chef pour un autre titre ; qu'il ait cessé d'être chef pour devenir autre chose: rien de pareil n'est raconté par les historiens du temps. Seulement, si l'on ouvre les chroniques, on y trouvera sous cette date, ou à peu près « Rex Burgundionum Gundicharius, » ou bien, "Rex Burgundionum factus Gundicharius. » Or, ces expressions, dans la langue comme dans la pensée des historiens, ne signifient rien autre chose que Gondeher, chef des

Ce morceau, inséré en 1820 dans le Censeur Européen, a fait partie de la première édition de mes Lettres sur l'Histoire de France, publiée en 1827. Il a été supprimé dans les trois éditions suivantes; je lui donne ici la place qu'il doit avoir dans mes œuvres complètes.

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