Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

n'aurait pas pu nous opposer plus de vingt-deux mille hommes de troupes régulières. Nous aurions passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire avec plus de cent cinquante mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou 22 juin, et la Pologne était dans le délire de l'insurrection. Pendant mon séjour en Russie, j'ai souvent eu occasion de me persuader que c'étaient ces considérations qui avaient déterminé l'empereur Alexandre à solliciter la fameuse entrevue du radeau de Tilsitt.

à;

M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsitt, et en voyant ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait, hâta son départ tant qu'il put; il me disait : "Ne vous pressez pas de faire partir votre pont, j'espère que "l'empereur n'en aura pas besoin qu'irait-il faire au-delà "du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette idée de "Pologne. On ne peut rien faire avec ces gens-là ; on n'or"ganise que le désordre avec les Polonais. Voilà une occa❝sion de terminer tout cela avec honneur; il faut la saisir, "il faut même d'autant plus se hâter, que l'empereur a une "affaire bien plus importante ailleurs, et qu'il peut faire ❝entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas, lorsqu'il "voudra l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux " embarras, tandis qu'il peut tout terminer dès aujourd'hui. "Il le peut d'autant plus que ce qu'il projette est une consé"quence raisonnable de son système."

Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux affaires d'Espagne ? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsitt, il n'avait pas affaire à un insensé l'empereur connaissait l'état de l'armée russe, les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre armée, à très peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses, qui pouvait arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait voulu? M. de Talleyrand se proposait cependant

de le détourner de l'idée de passer le Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut nécessairement lui expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que la paix a été faite, peuton admettre que M. de Talleyrand ait négligé de le prier de s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur Alexandre, dans un moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le peut-on, lorsqu'on sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours d'Alexandre était nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre ?

Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie de renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans être d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les armes dès que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsitt. Si la paix qui fut signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut conclue, on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires d'Espagne. Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque venant lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu de supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite en problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui pouvait en traverser l'exécution.

L'empereur de Russie, non-seulement ne perdit rien, mais obtint qu'on rendît à son beau-père, le duc de MeklenbourgSchwerin, ses Etats, qui avaient été envahis. Il intercéda pour son allié le roi de Prusse, et fit si bien, qu'on remit Guillaume en possession d'une partie des provinces qu'il avait perdues. Il reçut pour lui-même un district qui fut pris sur le territoire de ce prince. Bien plus, nous ne stipulâmes rien pour les Turcs, qui avaient perdu la Valachie et la

Moldavie en s'armant pour nous. Il nous était facile de les comprendre dans la paix que nous faisions. Nous avions le droit du plus fort et celui de l'équité, qui nous permettaient bien de stipuler pour nos alliés, comme les Russes le faisaient pour les leurs. Certainement toutes ces transactions n'eurent pas lieu sans quelque retour de la part de l'empereur Alexandre, qui, n'ayant rien à nous donner, nous dut porter en compte ce que nous voulions faire. Si cela n'était pas ainsi, nous serions inexcusables d'avoir abandonné les Turcs. Je ne m'expliquai cette conduite de notre part que par ce qu'Alexandre me fit l'honneur de me dire des entretiens qu'il avait eus avec l'empereur au sujet de la Turquie, et de leurs projets à venir sur ce pays. Je pense bien que cela n'aurait pas été absolument fait comme l'empereur de Russie l'espérait; mais je n'avais pas d'instructions sur ce sujet.

Assurément il énonça des projets sur les Turcs; l'empereur n'aura pas manqué de lui parler des vues qu'il avait sur l'Espagne, avec la réserve pourtant que mettent les souverains dans leurs relations. Il n'est pas possible de supposer, la confidence n'eût-elle pas été entière, qu'Alexandre ignorait les projets que l'empereur avait formés sur l'Espagne. Assurément, s'il n'avait été question que d'un simple arrangement, nous n'eussions pas laissé prendre sur nos alliés les avantages que nous abandonnâmes aux Russes. D'un autre côté, on ne dut pas chercher à donner le change à l'autocrate sur les vues qu'on avait au sujet de la péninsule; car à quoi bon? Il ne pouvait être dupe de l'artifice; il savait que la maison d'Espagne avait hérité de tous les droits de Philippe V, et que tant que ses descendans régneraient, l'ouvrage de la révolution française serait incertain. Il savait qu'il suffirait des entreprises d'un prince belliqueux, que le hasard pouvait faire naître en Espagne, pour tout remettre en compromis. L'histoire ne nous apprend-elle pas que, lorsque Louis XV, encore enfant, fut attaqué de la petite-vérole, le roi

Philippe V crut qu'on lui cachait le danger de son neveu, et se prépara à passer en France pour revendiquer ses droits à la couronne? Je crois avoir démontré qu'il n'est pas vraisemblable que la Russie ait été étrangère aux changemens projetés en Espagne. Dès-lors M. de Talleyrand ne pouvait les ignorer; autrement il faudrait convenir qu'il a joué un triste rôle à Tilsitt, ce que personne n'a jamais dit.

CHAPITRE III.

Suite du chapitre précédent.-Petite spéculation de M. de Talleyrand et du prince de la Paix.--Félicitations que m'adresse le premier de ces diplomates. -La constance qu'il avait mise à poursuivre les Bourbons permettait bien de croire tout rapprochement impossible.

Un autre fait encore qui vient à l'appui de mon assertion est celui-ci. C'est sur la conscription qui fut levée à la suite de la bataille d'Eylau, que l'on prit la portion de troupes dont on composa les corps qui s'approchèrent de l'Adour et du Roussillon dans le cours de l'été suivant. Cette direction

[ocr errors]

indiquait déjà leur destination ultérieure. Eh! qui en France pouvait avoir démontré la nécessité d'une expédition de ce genre? Qui pouvait avoir averti des dangers qui seraient quelque jour dans le cas de menacer cette partie de nos frontières, si ce n'est le ministre des relations extérieures ? Qui a pu rendre compte à l'empereur des dispositions secrètes du prince de la Paix? Qui a pu mettre sous ses yeux la proclamation que ce favori adressa aux Espagnols? Personne, assurément, si ce n'est le ministre des relations extérieures. Je terminerai par une dernière observation. Sur quoi repose au fond le traité de Fontainebleau ? Sur les notions fâcheuses que le prince de la Paix avait données à diverses

reprises, au sujet des dispositions hostiles que nourrissait contre la France le prince des Asturies. Ce malheureux, qui cherchait à se faire une position qui le mît à l'abri des vengeances dont le menaçait l'héritier du trône, appela vivement l'attention du cabinet des Tuileries sur les machinations que Ferdinand ne cessait d'ourdir contre le roi Charles IV. II annonçait que, si l'on tardait à prendre un parti contre ce prince, ou quelques dispositions relatives au pays, il ne répondait de rien, que la première conséquence de l'avènement du prince des Asturies à la couronne serait un changement de politique de la part de l'Espagne. Entre des communications semblables et la conclusion d'un traité comme celui de Fontainebleau, il a dû y avoir bien des propositions et des réponses. Quelle que soit l'impudence d'un ministre, il y a bien du chemin à faire avant de consentir, ou même de proposer de livrer ses maîtres, ou du moins d'abuser de la confiance qu'ils lui ont accordée pour les effrayer d'abord sur les dangers qu'il leur avait attirés, et les porter ensuite à se retirer dans leurs possessions d'Amérique, afin de venir plus librement recevoir le prix de sa trahison; car enfin le prince de la Paix s'était engagé à faire partir le roi Charles IV avec sa famille pour le Mexique, à l'exemple du prince de Portugal, qui avait fait voile pour le Brésil. Il devait l'accompagner jusqu'à Séville, le quitter ensuite clandestinement, et aller jouir de la principauté des Algarves. C'est en effet la proposition qu'il fit dans le conseil à Aranjuez, d'abandonner l'Espagne pour se retirer au Mexique, qui décida le mouvement à la tête duquel se mit le prince des Asturies.

Quand on considère le temps qu'il a fallu pour arriver jusqu'à convenir de tous ces faits, et que l'on reporte ses réflexions à l'époque où les affaires d'Espagne ont commencé, on est bien forcé de reconnaître qu'elles n'ont pu être conçues et mises à exécution que sous le ministère de M. de

« ZurückWeiter »