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souverains vis-à-vis des dames. Comme celles-ci avaient l'esprit cultivé, la conversation fut quelquefois établie sur un chapitre plus sérieux qu'il n'est d'ordinaire de la voir chez les femmes. Les événemens du jour étaient une matière suffisante pour fournir à la discussion que la reine Hortense était bien en état de soutenir.

J'eus l'honneur de voir cette princesse depuis cette époque, et je lui manifestai l'opinion que j'avais sur la cause de nos malheurs, en les attribuant exclusivement à l'empereur de Russie, sans lequel on n'aurait rien pu exécuter, parce qu'étant le chef de cette croisade, il n'avait laissé entreprendre que ce qui lui convenait. La reine Hortense le défendait; elle m'apprit qu'elle lui en avait fait l'observation, et qu'il lui avait soutenu qu'il n'avait pas eu la moindre part à la détrônisation de l'empereur.

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"J'étais satisfait, lui disait-il, j'étais venu aussi à Paris. 66 L'empereur n'était plus à craindre pour moi, parce qu'on ne fait pas deux fois dans la vie une entreprise comme celle "de Moscou;* l'effet de ses ressentimens n'aurait jamais pu "arriver jusqu'à moi : ainsi je n'avais aucune raison pour dé"sirer sa perte. Il n'en était pas de même de mes alliés,

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qui, étant ses voisins, avaient sans cesse devant les yeux le "tableau de tout ce qui leur était arrivé, et qu'ils redoutaient

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encore. L'empereur d'Autriche particulièrement craignait "de revoir Napoléon à Vienne; il en était de même des autres. J'ai dû condescendre à leurs désirs; mais pour "moi personnellement, je me lave les mains de ce qui a été "fait." La reine Hortense paraissait persuadée de la vérité de ce discours qu'elle avait la bonté de me répéter; quant à moi, je n'y vis qu'un artifice qui avait été employé pour détourner le reproche d'une action déloyale, et surtout indigne d'un grand souverain. Ces propos avaient encore un but,

Il aurait été plus juste de dire que l'on ne pouvait pas compter deux fois sur un hiver comme celui de Moscou.

c'était de nous rendre l'Autriche odieuse, et de nous faire revenir par là sur l'intérêt que tout le monde témoignait à l'impératrice Marie-Louise, intérêt dont l'empereur Alexandre commençait à s'apercevoir.

La chute de l'empereur était trop nécessaire à l'exécution des autres projets qu'il avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son ennemi le plus irréconciliable de l'Angleterre; il s'en rapportait à elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur; se défendre, c'était s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres.

Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux, et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait qu'une occasion pour y revenir; heureusement l'ombre de l'empereur protégeait encore cette riche collection.

Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout

ce qu'elle avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la France seule ; les autres puissances rentrèrent en possession de ce qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre les différentes puissances de l'Europe.

La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas comment les gouvernemens à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires générales, il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels qu'aient été les antécédens de la détermination qu'elle prit à cette époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvéniens avec le désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en eût fait un devoir.

L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout l'empire ottoman. Dans ces temps là, la monarchie autrichienne crut son existence assez menacée par l'appel au trône Espagne d'un petit-fils de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina. par le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances, en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on a replacé la France dans

une situation moins avantageuse que celle où elle se trouvait à cette époque déjà malheureuse, mais qui lui donna depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre aujourd'hui la méme opération en sous-œuvre, puisque ces deux Etats ont, ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies; et ce sont ces possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses, ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée; mais aussi elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais commandé en maîtresse absolue.

Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas ainsi : on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en opposi

tion manifeste avec ce noble but. Assurément les changemens survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient amené dans la politique. D'anciens Etats avaient en effet disparu, d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des Animaux malades de la peste. On la condamna en admettant comme juges et témoins tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait. C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières; la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on réunit à divers autres Etats portent dans les affaires le même poids que lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui. Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement augmenté la puissance des Etats qui ont acquis ses provinces. De même toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire ture, l'indépendance des Tartares de la Géorgie et des provinces persanes aux bouches du Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce qui nous a été transmis

TOME IV.-lère Partie.

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