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Après avoir criblé de boulets les bastions de Famagouste, les Turcs en tentèrent l'escalade; mais la garnison les repoussa. Toutefois, elle ne put les empêcher de se loger dans les fossés, d'où il fut impossible de les débusquer. De part et d'autre on travaillait activement à creuser la mine ou à l'éventer. Mais les efforts des assiégés étaient inutiles. Les travaux souterrains de l'ennemi avançaient toujours, et le 21 juin la mine éclata au tourillon de l'arsenal, ébranlant toute la ville et renversant un énorme pan de murailles. Aussitôt les assiégeants s'élancent sur les décombres, dans l'espérance d'emporter la place; mais cet assaut n'eut pas plus de succès que le précédent; l'ennemi fut repoussé, après un combat de cing heures, où il fit de grandes pertes, et pendant lequel on vit plusieurs femmes combattre vaillamment à côté de leurs maris. Mais quel que fût le courage des assiégés et les avantages qu'ils remportaient sur les Turcs, ils s'affaiblissaient tous les jours, sans pouvoir réparer leurs pertes ni renouveler leurs munitions, tandis que l'armée de Mustapha était toujours suffisamment nombreuse et abondamment pourvue de tout. Le 29 juin une autre mine fit explosion; un nouvel assaut fut livré par la breche qu'elle avait pratiquee, et apres une action acharnée et sanglante qui dura six heures encore, Mustapha fut obligé de donner le signal de la retraite. Dans le courant du mois de juillet d'autres assauts furent tentés, sans plus de succes. Le séraskier commençait à désespérer de pouvoir prendre la place; dejà il songeait avec effroi au châtiment qui l'attendait s'il revenait vaincu. Il ne cessait d'exciter par ses paroles et ses rigueurs le zèle de ses nombreux soldats, qu'il envoyait mourir par milliers sous les murs imprenables de Famagouste. Cependant Bragadino, Baglioni, Tiepoli et leurs compagnons déployaient un héroïsme que l'histoire reprochera toujours à Venise et aux autres États chretiens de n'avoir pas secondé. Ils s'étaient logés dans les remparts, afin d'être prêts à toutes les occasions et de ne point perdre de vue les défenseurs. Ils visitaient continuellement tous les postes. Tous les officiers se faisaient un

point d'honneur de les imiter. et si la place avait été ravitaillée, l'armée des Ottomans se serait inutilement consumée au pied de ses murailles. Mais l'explosion des mines, le feu de l'artillerie des Turcs, le carnage des assauts avaient singulièrement diminue le nombre des braves défenseurs de Famagouste. La disette de vivres et de munitions où ils étaient réduits devait bientôt leur faire tomber les armes des mains. On ne trouvait plus dans la ville ni vin, ni légumes, ni viande d'aucune espece. On était réduit à manger les chevaux, les ânes, les chiens et les chats. Les bourgeois suppliaient Bragadino de capituler, ce qu'il refusa constamment de faire tant qu'il lui resta des munitions pour combattre. Le 29 juillet il repoussa un sixième et dernier assaut, dans lequel, debout sur la breche, il tua plusieurs ennemis de sa main et reprit lui-même un drapeau vénitien enlevé à Nicosie. Mais dans ce dernier combat les assiégés avaient épuisé leurs approvisionnements. Il ne leur restait plus que sept barils de poudre. La garnison, menacée d'un septieme assaut, dut se résigner a une capitulation devenue nécessaire, et le drapeau blanc fut arboré sur la forteresse.

Le 1er août 1571, apres avoir échangé des otages de part et d'autre, la capitulation fut signée avec les conditions suivantes : la garnison devait sortir avec ses armes, ses bagages, cinq pièces de canon, les trois chevaux de ses principaux chefs, et être transportée immédiatement à Candie. Les habitants étaient libres de quitter la ville et d'emporter tout ce qui leur appartenait. Ceux qui y resteraient ne devaient être molestés ni dans leurs biens ni dans leurs personnes. Mustapha n'eut garde de contester sur aucun de ces artic es; il craignait trop que les chrétiens ne prissent une résolution désespérée, et il ne voulait pas compromettre par un nouveau combat et de nouveaux sacrifices une victoire désormais assurée. Il envoya à l'instant des vaisseaux au port, sur lesquels la garnison commença à s'embarquer pour être transportée à Candie. Il affectait de montrer beaucoup d'estime pour ses courageux adversaires, il recevait avec courtoisie tous ceux qui lui étaient présentés, et il leur envoya des provisions

de toute espèce. Mais il n'y avait rien de sincère dans toutes ces caresses, et le perfide musulman, qui ne pouvait pardonner aux braves défenseurs de Famagouste toutes les inquiétudes qu'ils lui avaient causées, méditait contre eux la plus atroce vengeance.

PERFIDIE DE MUSTAPHA; SUPPLICE DE BRAGADINO ET DE SES COMPAGNONS. Immédiatement après la capitulation la ville avait été évacuée, et la garnison, embarquée sur les vaisseaux tures, n'attendait plus pour mettre à la voile que la dernière entrevue de Bragadino avec le séraskier. « Le 5 août, Bragadino envoya au camp ottoman Henri Martinengo, neveu du général d'artillerie de ce nom, pour prévenir le séraskier qu'il aurait l'honneur de lui présenter le soir même les clefs de la ville. Moustapha ré pondit à ce message avec toutes les apparences de la courtoisie, et fit dire à Bragadino qu'il éprouverait une vive satisfaction à faire connaissance avec les braves défenseurs de Famagouste. Trois heures avant le coucher du soleil, Bragadino se rendit au camp ottoman avec Baglioni, Louis Martinengo, Antoine Quirini, plusieurs autres officiers et une escorte de quarante hommes. Il marchait à cheval à la tête du cortége, dans son costume de magistrat vénitien, c'est-àdire vêtu de sa robe de pourpre et faisant porter sur sa tête un parasol rouge, qui était une des marques de sa dignité. II fut reçu avec force civilités; le pacha s'entrétint quelques instants avec lui et les personnes de sa suite des événements du siége. Mais ces trompeuses démonstrations cessèrent presque aussitôt : le séraskier leur demanda quelles sûretés ils pouvaient donner pour garantir le libre retour des vaisseaux chargés de transporter la garnison à Candie; et sur la réponse de Bragadino que la capitulation n'avait rien stipulé à cet égard, i exigea qu'on lui laissât en otage le jeune Antoine Quirini. Bragadino se réeria vivement, et avec plus d'indignation que ne lui permettait sa position. Dédaignant alors de dissimuler, le seraskier se répandit en imprécations contre le commandant et tous les Vénitiens, et les accusa d'avoir fait égorger cinquante pèlerins musulmans, malgré leur inviolabilité, garantie par la capitulation.

Bragadino, qui dut chercher à justifier ou à nier ce meurtre, n'en continua pas moins à refuser avec courage et en pa roles peu mesurées les otages demandés. Mustapha passa des injures aux faits, fit garrotter Baglioni, Martinengo, Quirini et Bragadino, et ordonna de les traîner ainsi hors de sa tente; les trois premiers furent à l'instant massacrés. Bragadino, témoin de leur mort, était réservé à de plus longs tourments; on se contenta pour ce moment de lui couper le nez et les oreilles. Ce ne fut que dix jours après, un vendredi, que fut consommé son affreux supplice; placé sur un siége, une couronne à ses pieds, il fut hissé sur la vergue de la galère du bey de Rhodes, puis plongé dans l'eau, parce que, d'après l'historien ottoman, il aurait traité de la sorte des prisonniers turcs; on lui suspendit ensuite au cou deux paniers pleins de terre, qu'il dut porter sur les deux bastions pour aider à leur reconstruction; chaque fois qu'il passait devant le séraskier, il était forcé de se prosterner. Enfin, conduitsur la place devant le palais de la Seigneurie, il fut attaché au poteau sur lequel les prisonniers tures subissaient d'ordinaire la peine de la flagellation, puis couché à terre et écorché vif, « attendu, dit le général ottoman, que celui qui a fait couler le sang musulman doit verser le sien ». Le seraskier et le bourreau, s'adressant à l'héroïque patient, lui eriaient à la fois : « Où donc est ton Christ? que ne vient-il à ton secours? Sans laisser échapper aucune plainte, Bragadino récita le Miserere au milieu de ses affreuses tortures, et en prononçant le onzième verset, Accordez-moi, Seigneur, un cœur pur, sa grande âme exhala son dernier soupir. Non content du supplice ignominieux et horrible qu'il avait fait subir à Bragadino, le séraskier ordonna, dans sa sauvage férocité, que le corps du héros fût écartelé, ses quatre membres exposés sur les quatre grandes batteries, et que sa peau fut remplie de foin, pour être promenée dérisoirement sur une vache, dans le camp et dans la ville. Cette noble dépouille fut ensuite pendue à la vergue d'une galère, et déposée dans une caisse avec les quatre têtes de Bragadino, Baglioni, Martinengo et Quirini, pour être envoyées au

sultan. A Constantinople la peau de Bragadino fut exposée dans le bague à la vue des esclaves chrétiens (1), » Quelques années après elle fut rachetée par son frere et ses fils, ensevelie dans un sépulcre de marbre et déposée dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul; tandis que ses ossements, recueillis avec un soin religieux apres son supplice, furent inhumes dans l'église de Saint-Grégoire.

L'ÎLE DE CHYPRE SOUMISE A LA DOMINATION DES TURCS. - Après une si odieuse violation du droit des gens à l'égard des chefs, le reste de la garnison ne pouvait plus compter sur les garanties de la capitulation. Trois cents chrétiens qui se trouvaient dans le camp des Tures avaient été massacrés au moment de l'arrestation de Bragadino et de ses compagnons. Tous les soldats embarqués sur les navires tures furent réduits en esclavage. Les otages envoyés au camp avant la signature de la capitulation n'échappèrent à la mort que pour être mutilés et relégués parmi les eunuques du harem. Non content d'avoir assouvi sa fureur sur les défenseurs de Famagouste, le séraskier exerça de grandes rigueurs contre la ville et ses habitants. Il laissa les Tures piller les richesses de cette cité opulente; il fit dépouiller toutes les églises, il profana les autels, foula aux pieds les reliques des saints, fit brûler les images, ouvrir les tombeaux, jeter les ossements à la mer. L'église de Saint-Nicolas, la cathédrale des Latins, fut convertie en mosquée. Les habitants latins de Famagouste furent emmenés en esclavage (2).

(1) De Hammer, Histoire de l'Empire Otto

man, VI, 412.

(2) Ces malheurs avaient été prédits par sainte Brigitte, qui passa à Famagouste en revenant du pélerinage de Terre Sainte en 1373. « Tu periras, nouvelle Gomorrhe, dit-elle sous l'inspiration de l'esprit divin, tu périras brûlée par le feu de la luxure, par l'exces de tes biens et de ton ambition; tes édifices crouleront en ruines, tes habitants s'enfuiront loin de toi, et l'on parlera de ton châtiment dans les contrées lointaines, car je suis irrité contre toi. » Révélations célestes, etc., I. VII, c. xvi, fol. 133; Nuremberg, 1517. Les révélations de sainte Brigitte ont été écrites peu de temps après sa mort par le moine Pierre, prieur d'Alvastre, et par Ma

Les Grecs furent traites plus humainement, et le vainqueur leur laissa deux églises, Sainte-Sophie et Saint-Siméon. Le siége avait ruiné les fortifications de la place, Mustapha les fit relever et y laissa garnison. Il distribua pres de vingt mille hommes de pied et deux inille cavaliers en divers endroits de lîle. Il leur assigna des maisons et des terres enlevées aux vaincus. Bon nombre de Turcs S'enrichirent des dépouilles des riches et des nobles chypriotes, dont un grand nombre, precipités du faite de la fortune dans la dernière misère, étaient reduits à mendier leur vie ou à la gagner au métier de muletier ou de crocheteur. Après avoir organisé le gouvernement de l'ile sur le modele des autres provinces de l'empire, et laissé le commandement des troupes au frambourat de Rhodes, Lala-Mustapha partit le 15 septembre 1571, et fit à Constantinople une entrée triomphale. Selim le reçut gracieusement et le combla d'honneurs, bien que, disait-il, la conquête de l'île de Chypre lui eût coûté plus de soldats qu'elle ne lui avait acquis de sujets. Mais le sultan en prenait facilement son parti, et s'en consolit en ajoutant que la perte des hommes se repare facilement par la production des autres. Quant au juit dom Miguez ou Joseph Nasser, il ne put obtenir son royaume de Chypre, dont les revenus furent affectés a l'entretien du grand vizir. Plus tard on en détourna la plus grande partie, pour en grossir l'apanage de la sultane Validé.

FIN DES HOSTILITES ENTRE LES VÉNITIENS ET LES MUSULMANS. - Cette guerre, entreprise pour la possession de T'ile de Chypre, menaçait d'aboutir à une invasion des Ottomans dans l'Europe méridionale. La victoire de Lepante, remportée l'année suivante par don Juan d'Autriche aidé des Vénitiens et du saint-siége, 7 octobre 1572, arreta les progres des musulmans et anéantit leur flotte. Mais les chrétiens ne surent pas tirer parti de leurs avantages, et le lendemain de la bataille leurs dissensions, oubliées au jour du combat, recommencèrent plus vives que jamais. Venise perdit la plus belle occasion, la seule

thias, chanoine de Linköping, qui avaient été ses confesseurs.

qu'elle eut jamais, de reprendre l'île de Chypre. Elle n'avait qu'à faire paraître sa flotte sur les côtes de l'île; la terreur était telle parmi les troupes laissées par Mustapha, que la garnison de Famagouste demandait à traiter avec les ha bitants, et qu'on voyait des Turcs quitter le turban et se coiffer à la grecque. Mais on ne sut profiter ni de ce retour de fortune ni de la terreur des Ottomans; et tandis que les escadres espagnole et pontificale retournaient dans leurs ports, les Vénitiens perdaient le temps à enlever quelques bicoques de l'Epire, ou à concerter des expéditions mal conduites. Les Turcs réunirent en mer une flotte considerable, et le grand vizir put dire avec raison à l'ambassadeur de Venise, qui lui avait fait demander audience pour traiter de l'échange des prisonniers, qu'il y avait une fort grande différence entre leurs disgrâces, puisqu'en enlevant un royaume à la république les Turcs lui avaient coupé un bras, qui ne renaîtrait plus; mais que les chretiens n'avaient fait que raser la barbe aux musulmans en défaisant leur armee navale, puisqu'elle ne tarderait pas à leur revenir, à moins que les productions des hommes et des forêts ne cessassent entierement. » Le grand vizir disait vrai les Turcs retrouvèrent des flottes; Venise fut pour toujours privée de l'ile de Chypre, et s'estima heureuse d'acheter la paix en payant au grand seigneur la somme de trois cent mille ducats (1).

ÉTAT DE L'ILE de Chypre sous le GOUVERNEMENT DES TURCS. L'ile de Chypre resta donc, à partir de l'an 1571, un pachalik de l'empire ottoman. Elle fut le septième des pachaliks d'Asie, qui étaient au nombre de vingt-deux. L'empire turc en comprenait alors trente-cinq, savoir: outre les vingt-deux d'Asie, cinq en Afrique et sept en Europe. Le béglierbey ou pacha de Chypre résidait à Nicosie, et avait sous ses ordres des sangiaks, des beys et des cadis. Il avait le commandement de toutes les forces militaires de File, qui fut divisée en quinze cadiaskers ou districts, ayant chacun un aga ou

(1) Jauna, Histoire de Chypre, etc., t. II, p. 1203.

gouverneur, et un cadi ou officier de justice. Mais, à l'exemple des Vénitiens, les Turcs firent un gouvernement particulier de la ville et du territoire de Famagouste, que l'on plaça sous l'autorité d'un bey, sans la permission duquel le pacha de l'île ne pouvait entrer dans cette ville. Le pacha était nommé par le grand vizir, qui jouissait de la plus grande partie des revenus de cette riche province, et qui la cédait à bail au fonctionnaire de qui il obtenait les offres les plus avantageuses. Mais vers le commencement du dix-huitième siècle, les Chypriotes, écrasés par les exactions de leurs pachas, adressèrent de vives réclamations à la Porte: les pachas furent remplacés par de simples mutzelims ou muhassils, à qui l'île fut affermée pour deux millions cinq cent mille piastres, ou six cent vingt-cinq mille francs. Ce changement de regime ne produisit aucun soulagement dans la condition des malheureux Chypriotes. Ils se plaignirent de nouveau à la Porte, et redemandèrent un pacha; mais on ne les écouta plus, et il leur fallut se taire et se résigner. A partir de cette époque l'île de Chypre vit commencer pour elle une ère de décadence déplorable et continue, qui aboutit à un état de misère et de dégradation qu'elle n'avait jamais connu dans toutes les vicissitudes si variées de son existence historique. Vendue aux plus offrants par les grands vizirs, elle était livrée à d'avides gouverneurs, qui la pressuraient à l'envi. Leurs exactions en firent disparaître le numéraire necessaire aux transactions; leurs vexations enlevaient toute confiance au commerce, toute sécurité à la jouissance de la propriété. L'industrie, l'agriculture, autrefois si florissantes, tombèrent dans un déplorable abandon. Les terres restaient en friche; le sol se dépouillait peu à peu de ses riches productions; les villes, les villages se dépeuplaient avec une rapidité effrayante, et l'abbé Mariti, au milieu du dix-huitième siècle, n'évalue pas la population entiere de l'île à plus de quarante mille âmes (1). Jamais la condition de ce pays, qui depuis fut améliorée, n'avait été si

(1) Mariti, Foyage dans l'ile de Chypre, etc., I, p. 19.

misérable. Les droits perçus sur ses habitants, de plus en plus aggravés, avaient atteint un taux exorbitant. Ils présen. taient dans leur totalité une somme de deux cents piastres par tête. La capitation, qui dans tout le reste de l'empire était de vingt piastres seulement, s'était élevée pour les Chypriotes jusqu'à quarante piastres. Le harach (1), taxe prélevée sur les chrétiens, et établie dans tout l'empire, le nozoul, impôt qui remplaçait le service militaire, la dîme surtout, établie pour l'entretien des deux milices des zains et des timariotes, formaient. avec la capitation, les principaux impôts sous le poids desquels gémissaient les débris de la malheureuse population chypriote. Les taxes extraordinaires ajoutaient encore à leurs souffrances habituelles. Quelquefois le pacha publiait par édit que toutes les personnes du même nom paveraient une contribution dont il fixait le taux, « et je n'oublierai jamais, dit Mariti, que le nom de George était le nom taxé à mon arrivée dans cette île ».

SOULÈVEMENT

DES CHYPRIOTES CONTRE LES TURCS (l'an 1764). C'est à ce voyageur que nous devons de connaitre les détails de cette insurrection, qui désola l'île pendant deux ans, et qui en aggrava encore la misère et la désolation. Au mois de juillet 1764 l'Aga Tzil-Osman fut nommé gouverneur de Chypre. Son premier acte fut de porter la capitation à quarante-quatre piastres et demie pour les chrétiens, et à la moitié pour les Turcs. Cette exaction poussa a bout une population déjà aigrie par de longues souffrances on refusa de payer; on réclama auprès de la Porte, les Turcs par leurs primats, les chrétiens par leurs évêques. Le sultan Mustapha III écouta leurs plaintes, et un vizir-ciocadar fut dépêché de Constantinople en Chypre pour donner satisfaction aux habitants. Le vizir, arrivé à Nicosie, convoque les évêques, les primats turcs et bon nombre de Chypriotes de toutes religions, dans la salle du divan pour leur lire les ordres du grand seigneur. Tout à coup la salle s'écroule, et entraîne dans sa chute plus de trois

(1) Pococke, Description de l'Orient, t. IV, P. 201.

6o Livraison. ( Ile de Chypre. )

cents personnes. C'était le gouverneur qui avait fait scier les solives et les coTonnes qui soutenaient le plancher de la salle. Le vizir avait échappé : Tzil-Osman, qui voulait à tout prix se débarrasser de sa fâcheuse intervention, lui servit du poison dans une tasse de café. Quand tous ces faits furent connus, l'indignation du peuple ne se contint plus. La foule courut au palais, en brûla les portes, et l'envahit en poussant des cris de vengeance. Les défenseurs du muhassil furent massacrés, lui-même tomba sous les coups de la multitude, qui après cette exécution hardie retourna paisiblement à ses affaires.

Quelque temps après un nouveau muhassil arriva de Constantinople. Il se nommait Hafiz-Mahamed-Effendi. C'était un homme qui ne manquait ni de capacité ni de prudence; il paraissait disposé à accorder une amnistie tacite au meurtre de son prédécesseur Mais il se trouvait auprès de lui des gens plus zélés que leur maître, qui s'empressèrent de lui présenter la liste des chefs de l'émeute qui avait coûté la vie à TzilOsman. Cette maladresse jeta Hafiz dans un grand embarras : il ne voulait pas ranimer la rebellion par des rigueurs, ni se déconsidérer par sa connivence. Il prit une résolution qui sentait bien le pacha turc. Il imposa à tout le monde une contribution de quatorze piastres par tête, en expiation de la révolte et du meurtre d'Osman. Cette manière d'aviser ne fut du goût de personne : l'insurrection recommença. Les rebelles, groupés dans le village de Cythère, s'emparèrent des moulins qui alimentaient Nicosie. Les évêques se plaignirent de nouveau à la Porte, qui nomma un second muhassi pour assister Hafiz. C'était le meilleur moyen de compliquer la situation et d'embrouiller les affaires. De leur côté, les rebelles avaient trouvé un chef dans un certain Halil, aga de la forteresse de Cérines. Cet homme, qui avait beaucoup d'audace et d'habileté, tint en échec les deux gouverneurs, répandit l'effroi dans l'île par ses incendies et ses dévastations, menaça Famagouste, réduisit plusieurs fois Nicosie a l'extrémité, et, comme il arrive toujours en pareil cas, fit beaucoup plus de mal au pays que les gouverneurs

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