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firmée par le témoignage particulier de Baptiste l'aîné lui-même. Ainsi tu vas apprendre à la postérité que j'ai reçu la charité d'un histrion?--Sire, votre élévation n'en paraît que plus extraordinaire. V. M. sait que les contrastes... Eh! que me font les contrastes? Crois tu que pour prouver que je suis un grand Empereur, il faille établir que j'ai été un mendiant? —Sire, cela prouvera que vous devez tout à votre génie. Ecrivez, comte Réal : « Le baron Pasquier, préfet de ma bonne ville de Paris, fera arrêter sur-le-champ le comédien Baptiste aîné, et l'enverra à Bicêtre, pour y rester détenu pendant quinze jours. » (Continuez votre rapsodie.) Cette fois le talent soulagea l'héroïsme. (Cela serait assez joli si vous l'aviez mieux placé.) L'hôtel de Marigni, rue Froidmanteau, servit ensuite de retraite à Bonaparte, que ses moyens pécuniaires réduisaient à y occuper une chambre au sixième étage. (Comte Réal, vous mentionnez sans doute ceci pour faire contraste avec mon palais des Tuileries?) Sire, l'histoire est le tableau des vicissitudes humaines, des coups de la fortune, des efforts et des succès du génie; il faut des ombres dans ce tableau, pour faire ressortir davantage les grands événemens et les grands hommes. Et c'est pour cela qu'il faut que la postérité sache, qu'au commencement de 1795, j'habitais un grenier dans le plus misérable des hôtels de Paris! - Sire, votre séjour en a fait un lieu consacré. - Eh! ne savezvous pas que je vais l'abattre pour continuer la galerie de mon palais du Louvre? - N'importe, Sire, la postérité dira celui qui a complété ce que trois règnes n'avaient pu terminer, qui a fait du palais des rois le centre de sa grandeur et le temple des arts, habitait autrefois sur ce même terrain un misérable taudis dans lequel on ne voyait ordi

nairement que des escrocs et des prostituées. Comte Réal, vous venez de déclamer là une assez belle tirade; mais il n'y a que le stupide historiographe du stupide Directoire qui ait pu imagiuer de recueillir de pareils souvenirs. A-t-on recherché la vie privée de Romulus jusqu'au moment où il fonda Rome? Non: quoiqu'il fût un brigand, on l'a fait le descendant des dieux, et la mythologie politique des Romains en lui donnant cette céleste origine, le fait allaiter par une louve plutôt que par une femme, afin d'environner d'un mystère plus profond et d'un respect plus religieux les premières années de ce grand homme. L'histoire ne nous parle du berceau d'Hercule que pour nous montrer ce demi-dieu étouffant dans ses bras enfantins deux énormes serpens; et Alexandre, et César, et Auguste n'ont-ils pas été mis au rang des dieux? Ne leur a-t-on pas aussi donné une origine divine? Pour qu'on nous respecte, il ne faut pas qu'on sache ce que nous avons été. L'histoire doit laisser cela dans le vague. Les grands hommes, les fondateurs des grands empires doivent apparaître à la postérité comme l'astre du jour se montre aux humains. Avant qu'il ne brille, tout est ténèbres, obscurité ; ensuite une teinte vaporeuse l'annonce, puis ses premiers rayons offrent toutes les gradations de la lumière et des couleurs; bientôt il brille, il éclaire, il éblouit, il échauffe, il féconde... enfin l'Océan, qui lui servit de berceau, le reçoit dans son sein à la fin de sa radieuse carrière. Ainsi il ne faut pas dire, il faut même qu'on oublie que je suis né à Ajaccio; que mon père était greffier d'un tribunal subalterne; que j'ai été élevé aux dépens et par la charité des Bourbons que je remplace: tout cela serait bon dans un roman comique, mais ne vaut rien pour composer une épopée. Je veux qu'on

me fasse sortir de la Méditerranée; qu'on dise que la Méditerranée me vit naître; que je naquis au milieu des parfums qui embaument ses îles délicieuses. Il faut me faire descendre des rois de Lacédémone; oui, j'aime une origine spartiate: cela explique la sévérité de mes manières, ma sobriété, mon activité, mà santé de fer et mon coeur d'acier. Vous ne manquez pas d'esprit, comte Réal, mais vous n'avez pas de grandiose, et c'est pour cela que vous vous êtes traîné sur les traces de quelques mauvais faiseurs de mémoires particuliers, et que vous êtes resté bien au-dessous de votre tâche et bien loin de ma pensée. Cependant ce que j'ai fait jusqu'à ce jour, pour dérouter les souvenirs de mon origine et pour jeter, à ce sujet, l'opinion publique dans un doute respectueux, doit vous prouver comment je veux que la postérité l'envisage. Vous autres écrivains français, vous n'avez rien de grand dans les idées, et c'est d'un Allemand qu'il faut que vous appreniez comment je veux qu'on me peigne à la postérité. Sans doute, Réal, vous ignorez (car vous ignorez tout ce qui peut contribuer à ma gloire) que Vieland, le Voltaire de l'Allemagne, a trouvé dans mon nom le pronostic des destinées du monde et le complément de ma grandeur; enfin, qu'il en a tiré l'horoscope de l'univers. J'aime ce Vieland; s'il n'est pas mort, je le fais mon historiographe, et je le nomme commandant de ma légion-d'honneur. Savez-vous Réal, que mon nom existe dans toutes les langues? qu'on le trouve dans la langue grecque, et que bientôt je me propose de m'appeler Calomeros? Dimo Stephanopoli, que j'envoyai, en 1796, dans la Morée, m'a trouvé des parens, que dis-je! des ancêtres, dans cette Grèce qui a été le berceau de tant de grands hommes, que je devais surpasser

tous. On trouve mon nom parmi les Mainottes; on le trouve dans les ruines des républiques; il sera écrit en traits ineffaçables sur celles des monarchies. Il est gravé sur les monumens de l'Egypte et au milieu du grand désert; le voyageur le retrouvera, dans mille siècles, dans la bouche de l'Arabe vagabond. Et Napoléon, ce nom extraordinaire que seul je porte au monde, et qui, dans l'Apocalypse, indique un destructeur de villes, quel parti ne peut-on pas en tirer pour environner mes destinées d'un nuage que ne puissent pas pénétrer les conjectures du vulgaire, et que ne dissipera même pas la sagacité des historiens futurs! Je veux qu'il existe un grand vide dans l'histoire depuis le moment de ma naissance jusqu'à celui de mon élévation. Je veux qu'on présente la révolution française comme le chaos qui a précédé ma création. Les hommes, les choses, rien ne doit offrir de formes positives pendant cette confusion des élémens sociaux. Je ne veux pas que l'histoire recueille un seul des noms de cette époque; le mien seul doit en sortir : c'est comme la foudre qui, née du choc des nuages les disperse ensuite par un bruit formidable, par ses terribles explosions, pour rendre aux humains un ciel serein et un air élastique. Quelques traits lumineux, tels que mes journées les plus fameuses, s'éleveront, de temps en temps, comme de brillans météores sur cette mer de sang et de larmes; mais ces fanaux historiques ne seront vus qu'à de grandes distances, et ils n'indiqueront des événemens que ce qui servira à prouver que j'étais destiné à régner sur les humains, à changer la face du monde; que ce qui montrera les pas de géant que j'ai faits dans la carrière que m'a ouverte le destin.... »

Réal dormait : Buonaparte le réveille d'un coup de pied, garde les annales de l'historiographe, et lui dit qu'il le fera appeler quand il lui conviendra d'en continuer la lecture.

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