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cations ordinaires, et comme soulagés, en déchirant le voile, d'apercevoir un homme. Les comparaisons historiques, depuis les révolutions de Rome jusqu'à celle d'Angleterre, soutenaient cette illusion. Le rapport du 17 novembre 1793 n'avait été en France qu'un épisode oratoire, et il s'était enseveli dans le fatras des déclamations terroristes; vu de loin, il se détacha sur ce fond obscur, et sembla lumineux 1.

« Le rapport du citoyen Robespierre, écrivait un agent, excite une curiosité universelle; il en est venu ici des exemplaires brochés qui se vendent six francs pièce 2. » On y découvrait un désaveu de la propagande, une réaction pacifique vers l'ancienne politique française. La boursouflure et l'emphase du style ne choquaient point les étrangers : c'était, à quelques nuances près, qu'ils ne pouvaient saisir, le style commun des manifestes du temps. Le tableau banal que Robespierre faisait de l'Europe parut dévoiler de vastes pensées, parce qu'il dévoilait des pensées inattendues chez l'auteur. Le nom de Cromwell commença dès lors à s'associer à celui de Robespierre. Tout le monde en Europe avait lu l'Essai sur les mœurs. Princes, diplomates, généraux, ministres, avaient, en apprenant le français, récité ou bégayé au moins l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre. Ils étaient prévenus; c'est le portrait de Cromwell devant les yeux, qu'ils considéraient l'image vague et fictive de Robespierre que leur présentaient leurs gazettes. Tout leur semblait trahir en lui « le fanatique et le fourbe » de Voltaire, « l'hypocrite raffiné » de Bossuet; ils y ajoutèrent la profondeur, l'audace, la politique. Dans ses discours, même les plus creux, et jusque dans ses injures aux rois, ils découvrirent cet appât de la liberté » qui sert à prendre les multitudes, ces « mille personnages divers », ce docteur et ce prophète, qui servent à les conduire; ils attribuèrent de la subtilité à ses actes les plus atroces, et ils y reconnurent les moyens, encore mystérieux, de quelque grande entreprise que la fin justi

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fierait. C'était leur morale, elle ne les offusquait point chez autrui, même sous cette figure. « Toutes les nations, avait dit Voltaire, courtisèrent à l'envi le Protecteur. » Les gouvernements attendaient seulement, pour courtiser Robespierre, qu'il daignât se révéler. Celles qui inclinaient naturellement aux collusions s'y laissèrent plus aisément porter, et ce fut un nouveau ferment qui entra dans la coalition.

Anéantir la révolution en France et, si on ne le pouvait, l'anéantir chacun chez soi, ce que l'on pourrait à coup sûr; démembrer la France et, si on ne le pouvait, traiter avec elle en s'indemnisant aux dépens de quelque autre nation moins récalcitrante, voilà toutes les leçons que l'année 1793 avait apportées à l'Europe. Les coalisés auraient dû chercher dans la guerre un enseignement; ils n'y voulaient trouver que des occasions 1.

« On n'a pas assez réfléchi», écrivait un émigré, ancien secrétaire de Mirabeau, observateur sceptique et perspicace de ces temps, « aux suites que peut avoir cette physionomie uniforme qu'on remarque entre toutes les cours de l'Europe, et malheureusement trop semblable à celle de l'infortuné Louis XVI: même imprévoyance de l'avenir, même incrédulité pour les dangers les plus prochains, même aversion pour les mesures hardies, même espérance d'un changement favorable, qui, pourtant, a toujours amené un état pire que le précédent. Je pourrais dire encore mêmes ministres et mêmes généraux 2. » Si la coalition voulait vaincre les Français, elle devait leur opposer une force équivalente: on ne pouvait la tirer que de l'armement des peuples et de l'organisation d'un gouvernement de la coalition. « Passionner les ames contre l'ennemi », écrit Mallet du Pan, former un Comité de salut public de l'Europe, « un congrès de plénipotentiaires munis d'instructions générales et absolues, maitres de communiquer aux opérations une impulsion aussi prompte que les circonstances... » Il fallait davantage encore, le levier qui Cf. t III, p 504-606.

2 Pellenc à Mercy, 29 octobre 1793. Corr. de La Marck; t. III, P. 451.

remuerait tout intéresser, par des réformes hardies, l'indépendance même et le bien-être des peuples à la lutte, les rallier ainsi à leurs gouvernements et les entraîner dans les armées. Quelques publicistes l'entrevoient et le disent en 1794. Personne ne les écoute. La peur obscurcit les intelligences. Loin de prendre les devants et de tuer la propagande en supprimant les causes de révolution, les gouvernants arrêtent, au contraire, partout les réformes commencées. La Révolution française procède de l'esprit du dix-huitième siècle, c'est cet esprit qu'ils entreprennent d'étouffer.

La réaction est générale sur le continent. Quant à opérer une levée en masse des peuples, si quelques velléités en percent çà et là, l'effroi les réprime aussitôt. « On redoute, dit un contemporain, presque autant ses sujets que les ennemis1. » Le Congrès que réclame Mallet est impossible par l'effet même de la discorde à laquelle il devrait remédier. Il faut, à ces mesures de salut public, au moins le sentiment du péril public l'Europe ne l'a point. Chacun a le sentiment du désordre de tous, mais chacun cherche dans ce désordre commun son propre intérêt. Il faudra vingt ans de guerre et de défaites continues, une propagande plus redoutable que celle des Jacobins et un dictateur qui dépasse Cromwell de toute la hauteur dont Cromwell lui-même dépasse Robespierre, pour souffler la guerre nationale aux princes, armer les nations de l'Europe et concentrer leurs forces entre les mains de quelques chefs unis et puissants. Ce jour-là, la révolution des peuples sera retournée contre la France, et la France sera vainçue. Mais en 1794, toute l'offensive nationale est aux Français. L'Europe continentale n'est que confusion, discorde et impuissance.

SAYOUS, Mallet du Pan, Lettres de mars 1794, t. II, p. 74-77; cf. t. I, p. 417419. - Corr. de La Marck, t. III, p. 449. - RANKE, Hardenberg, t. I, 156-158. Metternich, Mémoires, t. I, p. 336.

II

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On le voit jusqu'en Russie, où le peuple est le plus inaccessible au prosélytisme jacobin et où règne la seule âme d'État qu'il y ait sur le continent. Catherine, jusque-là, avait su attiser les discordes et en tirer profit. La dépression générale semble gagner son empire et l'atteindre elle-même. « Nous seuls, disait Markof au ministre de Prusse, nous seuls entre les puissances, n'avons pas besoin de craindre et de combattre la Révolution française par rapport à nos sujets. Ils la combattent cependant et l'étouffent partout où ils en croient découvrir quelque germe ou quelque symptôme. Les francs-maçons, bien que très russes de sentiment et fort autoritaires d'instinct, deviennent suspects: on les poursuit. L'un d'eux, Raditchef, est envoyé en Sibérie pour avoir discuté la question du servage, que naguère la « Société d'économie » avait mise au concours. Les théâtres, les livres, les propos, le costume même sont censurés, et tout ce qui sent de plus ou moins loin la république est proscrit sévèrement. Les Russes estiment que la philosophie s'est faite séditieuse : ils l'expulsent.

Catherine se divertissait naguère à tenir les philosophes à ses pieds, elle se plaisait à les voir danser devant l'arche byzantine et chanter l'Allah Catharina! de Voltaire et de Diderot. Elle voit dans la Terreur le naufrage de leurs systèmes, la catastrophe sanglante de leur magnifique utopie humanitaire. Elle en jouit. Elle s'est toujours plu à mettre ces fameux Français à quatre pattes ». Elle triomphe de cette dégradation de leurs idées comme elle avait triomphé de la servilité de leurs personnes, mais brutalement, en marchant sur eux, la rudesse allemande se doublant chez cette grande parvenue, de la superbe de l'autocrate. Elle triomphe avec plus de complaisance encore de la déroute des rois ses confrères, de ceux d'Al

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lemagne en particulier, qui fournissent tant de données nouvelles « au traité sur les moyens de perdre les empires ». Elle oppose, en sa verve caustique, leurs retraites compassées à l'activité de ces « brigands et démons qui savent marcher où ils veulent aller, malgré les pluies, les boues et le manque de vivres '... » Les Russes, ajoute-t-elle, auraient vite fait de les anéantir; mais ils sont occupés autre part, et Catherine ne se juge point en état d'affronter la grande guerre européenne. Son trésor ne contient que du papier; hors de son Empire, ce papier vaudra un peu moins peut-être que les assignats républicains. L'armée est revenue, indisciplinée et pillarde, de la guerre contre les Turcs; les officiers se sont relâchés et abaissés à l'école de Potemkine. Tout est à refaire, et la réfection s'opère lentement. L'impulsion d'en haut s'arrête; la main qui la donnait commence à s'affaisser.

La volonté se détend chez Catherine, et avec cette volonté le ressort de l'empire. L'assassinat de Gustave III avait troublé la tsarine; elle redoutait réellement les sectes et leurs complots, et il entrait une inquiétude personnelle dans la rigueur qu'elle prescrivait à sa police. Elle pense à la mort : on ne peut dire ce qu'elle en redoute davantage, les approches ou les suites le déclin de la vie, la décrépitude, effroyable aux amantes surannées; l'au delà de la vie, plus effroyable encore aux politiques qui ont vécu de la gloire, n'ont compté qu'avec la force et tremblent entre un néant, où leur orgueil s'abîme, et une justice éternelle devant quoi leur force ne compte plus. Catherine est agitée dans son cœur, et sa cour le remarque. « A l'âge de soixante ans, dit un témoin, on vit qu'à l'affaiblissement de sa santé se joignait celui de son esprit, l'ennui du travail, la satiété des jouissances et, peut-être plus que tout, les remords du passé et la terreur de l'avenir 3.

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1 Correspondance de Catherine avec Grimm, années 1793 et 1794. PINGAUD, Les Français en Russie, p. 174-177. RAMBAUD, Les libéraux russes et la réaction, Revue politique, 1881. SYBEL, t. III, Trad., p. 30-58

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Lettres de Rostopchine, Archives Woronzof, t. XVIII, p. 53, 55, 75. 3 LANGERON, Mémoires inédits: Mon retour en Russie en 1793.

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