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France et le rendait indulgent à la Révolution. Il n'avait pas plus de scrupules à s'allier aux républicains pour humilier l'Autriche, qu'un Français, au temps de Mazarin, nourri dans la Fronde et libertin d'esprit, n'en avait à rechercher l'alliance de Cromwell pour humilier les Espagnols.

Cette rivalité, qui empêchait toutes les opérations des deux puissances allemandes, s'exerçait en Allemagne presque aussi activement qu'en Pologne. L'Empire demeurait l'objet commun de l'ambition de ces deux cours : l'Autriche pour le dominer en s'y étendant, la Prusse pour y restreindre la domination de l'Autriche. C'est là que les conseillers de Frédéric-Guillaume trouvèrent le chemin qui devait conduire ce prince à la paix. Le démembrement de la Pologne rendait cette paix nécessaire; la protection de l'Empire en fournit le prétexte, et ces Prussiens astucieux y trouvèrent le moyen infiniment subtil d'intéresser l'honneur de leur prince à sa défection.

L'empereur saisit la Diète, le 20 janvier 1794, de la proposition d'un armement général des peuples allemands. Hardenberg, qui était de plus en plus écouté à la cour de Berlin, n'eut pas de peine à démontrer au roi que cet appel aux armes serait la chose la plus vaine du monde et la plus impopulaire en Allemagne ; que si, par aventure, les Allemands s'y prétaient, l'Autriche en profiterait pour usurper la Bavière, abaisser la Prusse et accomplir les desseins cachés de « sa politique égoïste ». La Prusse, disait-il, y devait opposer une politique plus large et plus patriotique. L'Allemagne désirait la paix, la Prusse en avait besoin. Il n'était pas de l'intérêt prussien que la France fût diminuée; la France, lorsqu'elle serait rentrée dans l'ordre, reprendrait son influence en Europe, et cette influence tournerait naturellement à l'avantage de la Prusse. Les dédommagements que l'Autriche réclamait, et ceux que la Prusse devrait revendiquer, par compensation, devaient étre recherchés, non en France, mais dans l'Empire même, au moyen de sécularisations opérées en grand, selon les précédents de la paix de Westphalie. Tous ces intérêts se pouvaient

concilier aisément si la Prusse, en retirant ses troupes de la coalition et en préparant ainsi la paix générale, s'arrangeait de façon à garantir du côté de l'ennemi, sinon l'Empire tout entier, au moins ceux des États qui invoqueraient sa protection. Elle arriverait ainsi à s'assurer sa liberté d'action du côté de la Pologne, sans manquer à ses devoirs envers l'Empire. Elle défendrait l'Empire, au contraire, de la façon la plus opportune, car ce serait la façon dont l'Empire voulait être défendu. En suivant ses propres voies, elle accomplirait les projets conçus par Frédéric, ce Fürstenbund, cette Confédération germanique restreinte, sous l'hégémonie prussienne, qui devait étre le couronnement de la politique du grand roi, et qui ouvrirait dans l'avenir aux Hohenzollern les avenues de l'Em-, pire'. -Les motifs de Hardenberg étaient spécieux; ses projets offraient du champ à l'imagination glorieuse de Frédéric-Guillaume. Hardenberg fut chargé, le 31 janvier 1794, de sonder secrètement les cours allemandes qu'il croirait favorables. Ce n'était pas précisément la paix avec la France, mais c'en était le préliminaire. Une neutralité sous l'égide de la Prusse répondait beaucoup mieux aux dispositions de l'Allemagne qu'une levée en masse sous la direction et au profit de l'Autriche.

V

Il y avait toujours de l'inquiétude en Allemagne, mais c'était une inquiétude intellectuelle 3. Il n'y avait guère qu'en Souabe où cette inquiétude eût pris quelque corps. Le voisi nage de la France offrait dans ces pays plus de facilités aux

1 Cf. t. I, p. 413, 468.

RANKE, Hardenberg, t. I, p. 159-160.

3 Voir t. II, p. 11-16, notes.

Articles sur Ehrard, Deutsche Revue, 1882. LEVY BRÜHL, L'Allemagne depuis Leibniz. Paris, 1890, p. 177-186, 232-237, 249-251.

émissaires républicains et aux écrits de propagande. Les esprits y étaient plus enclins à l'enthousiasme; il y restait de vagues traditions d'indépendance; un patriotisme poétique y cherchait confusément sa voie entre la patrie restreinte, la Souabe, et la grande patrie, le genre humain. Il s'était formé çà et là des clubs d'étudiants on y chantait la Marseillaise, on s'y exerçait à la vertu avec Rousseau, à l'héroïsme avec Plutarque, et l'on célébrait les victoires des Français. C'est ainsi que Schelling traduisit l'hymne de Rouget de l'Isle et que Hegel passa pour républicain. Lorsque la République se fit terroriste, et qu'avec la Gironde la poésie cosmopolite en parut bannie, l'admiration tomba en Allemagne. La Révolution y perdit sa meilleure clientèle, les rêveurs, et il ne lui resta plus pour adhérents que quelques énergumènes isolés.

Le petit foyer humanitaire de Mayence était éteint. Forster, après avoir tenté de se dépenser dans les missions fictives d'une diplomatie sans objet', était revenu à Paris isolé, misérable, usé, malade, dans le désenchantement des idées, la déception des hommes, le désespoir des choses. Il s'y consuma, et il mourut au mois de janvier. Adam Lux s'était fait un idéal de la Gironde ; il se fit une divinité de Charlotte Corday on le guillotina. Les hommes qui avaient senti, comme lui, en Allemagne, se rétractèrent avec horreur devant ce reniement de la Révolution par elle-même. Klopstock ne maudit pas la liberté, mais il réprouve les Français qui en font un masque à la conquête; il les montre sous le joug, et il accuse de leur parjure leur caractère qui les porte successivement à l'enthousiasme et à la servitude 2. Campe abjure : il fait couronner par l'académie de Berlin un ouvrage sur l'épuration de la langue allemande. Herder considérait les émigrés comme des traîtres, il admirait la défense nationale des Français il détourne les yeux. Stolberg dénonce dans les Français les Huns de l'Occident, et il enveloppe dans son anathème « les jacobins, les illuminés et les philosophes

1 Cf. t. II, p. 420, 433

2 Mon erreur. — · Les époques.

La querre de conquête, Odes. - 1793.

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Lavater écrit, en septembre 1793, à Herault Sechelles : « Vous tyrannisez les hommes dix mille fois plus que les tyrans. Depuis que vous agissez en inquisiteur de Lisbonne......., j'ai horreur de vous entendre parler de liberté. »> « Je ne puis, disait Schiller dans le même temps, lire un journal français; tous ces valets de bourreau m'écœurent. » Goethe avait condamné depuis longtemps la révolution d'en bas. Il essaye d'en faire la satire dans son Général-citoyen. Ce qu'il pardonne le moins aux Français, c'est de troubler les méditations des penseurs, d'agiter le monde, d'interrompre la belle et calme, culture des esprits. « Le sentiment de la joie était perdu », écrit-il en 1794 dans ses Annales. Il se distrait en composant le Roman du renard, où l'on voit les hommes changés en bêtes. L'apathie de l'Allemagne le réconforte, et dès qu'il se croit assuré de son repos, il en jouit avec un égoïsme qui n'a rien d'olympien : « Soyons heureux de voir le ciel serein au-dessus de nos têtes, tandis que d'effroyables ravages dévastent des contrées immenses. » C'est le Suave mari magno, traduit dans l'allemand de Faust:

Rien ne m'amuse comme

Un récit de combats, quand loin, bien loin de nous,
A l'autre bout du monde, en Turquie, on s'assomme.
Je m'en reviens le soir en bénissant la paix '.

Goethe se délecte en son orgueil de vivre. Kant se renferme et creuse sa mine. La révolution qu'il prépare dans les âmes est autre chose que celle qui s'agite à Paris. C'est à Dieu même qu'il s'en prend, à la réalité du monde, à la conscience du moi; considérant qu'avec ses traits de plume il bouleverse la raison humaine, il goûte peut-être, dans sa retraite, l'indicible jouissance de penser qu'à côté de son œuvre, celle de Robespierre, de son Être suprême et de sa guillotine, qui ne coupe que des têtes, méritera un jour d'être qualifiée par un Allemand révolutionnaire d'oeuvre de badaud 2. En attendant, il se soumet très humblement à la censure de Woelner et à la

1 Faust, traduction de Marc Mounier.

9 HENRI HEINE, De l'Allemagne, 3o partic.

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police prussienne. « Tout cela peut être vrai en théorie», dit-il lui-même de ses spéculations et de sa raison pure. La raison pratique, qui rétablira la réalité du monde et restaurera Dieu pour cause d'utilité sociale, veut qu'il y ait des barrières et des garde-fous. Le grand penseur attend tranquillement les jours prédits, où le projet de paix perpétuelle qu'il esquisse en ses loisirs, se réalisera sous la forme d'un grand empire allemand, exerçant la suprématie de l'Europe. « Toute crainte d'une révolution en Allemagne est une chimère, écrit un publiciste contemporain. Nous avons peu d'écrivains qui prêchent la révolte, et parmi ce peu de gens, il n'en est point qui fasse d'effet. Tous nos grands auteurs s'accordent à déclarer que la révolte est le plus horrible des crimes contre l'État et contre la société. Le grand Kant, pour ne citer qu'un exemple, l'a écrit Cette prohibition est absolue '. » Fichte, à la vérité, publie, en 1792, son Essai pour rectifier le jugement public sur la Révolution française ; mais c'est une œuvre anonyme, et précisément de celles qui ne portent point. Il conclut d'ailleurs à la patience, et concilie le Contrat social avec le Code de Frédéric par cette formule Le sentiment de la dignité de l'homme libre s'élève d'en bas, mais la délivrance ne peut, sans désordre, venir que d'en haut 3.

Ainsi la révolution girondine et cosmopolite avait été admirée des Allemands; la révolution niveleuse et terroriste est honnie par eux; cependant, la révolution militaire et conquérante retrouvera en Allemagne des apologistes et des admirateurs. C'est que l'Allemagne se plaît au spectacle de la force triomphante; mais contre cette révolution armée se dressera une Allemagne nouvelle qui couve dans les âmes, et dont le germe apparaît dans la fermentation obscure de ces temps. C'est le patriotisme allemand qui sort des Droits de l'homme comme les dissidences sortent du dogme dans les religions naissantes. Amis d'une foi commune en une vérité absolue et uni

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