explique un passage par un autre ou par l'histoire, et qui ne hasarde pas des jugemens décousus, superficiels, et démentis par le texte : voilà pourquoi dans mes Notes j'ai cité si souvent Tacite et Suétone. Voyons à présent les motifs de Boileau. Satire VII, après avoir dit qu'il s'épuise en vains efforts pour louer : Mais, quand il faut railler, j'ai ce que je souhaite, Dût ma muse par-là choquer tout l'univers, Enfin c'est mon plaisir, je veux me satisfaire. Satire IX, en parlant de Chapelain : Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux-esprits * Epître cinquième ; Faut-il dans la satire encor me signaler, Et dans ce champ fécond en plaisantes malices, * CHAPELAIN, de l'Académie Françoise, excellent critique, auteur d'une Ode au cardinal de Richelieu, que les maîtres de l'art ont toujours admirée, et choisi par Colbert pour former la liste des gens de lettres sur lesquels Louis XIV vouloit répandre ses bienfaits, avoit trois mille livres de pension du Roi, et quatre mille livres de M. le duc de Longueville. BOILEAU le reconnoît pour un bel-esprit, malgré sa Pucelle: BOILEAU n'étoit donc qu'un jaloux. Ainsi Boileau a fait ses satires pour dire des bons mots, ou pour satisfaire sa jalousie, et non pas pour éclairer ou corriger les hommes ! Encore a-t-il été partial, Puisqu'il a mis de pair Horace avec Voiture, Pour traîner dans la fange un pauvre abbé Depure. Puisqu'il a voulu ridiculiser Quinault, quoiqu'il excellât dans un genre que personne ne lui a disputé jusqu'à nos jours. Quoi! Boileau qui a désolé tous les auteurs de son temps, qui, après avoir tailladé Cotin neuf fois dans sa neuvième Satire, vouloit Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux. Boileau qui s'avouoit coupable de méchanceté, en disant: Je veux dans la satire un esprit de candeur, C'est lui qui dit de Juvenal : Que sa mordante plume A fait couler des flots de fiel et d'amertume. Quis cælum terris non misceat, et mare cœlo? Si j'ai pris un peu chaudement la défense de Juvénal, parce qu'il avoit été mal jugé, l'on auroit tort de conclure que je n'ai pas pour les talens, l'esprit, le goût et le discernement de Boileau, la vénération qu'ils méritent; mais le culte ne doit pas dégénérer en idolatrie. Je proteste même que je me serois reposé sur le lecteur du soin de mieux apprécier Juvénal, si deux satires assez récentes ne C m'avoient fait envisager comme essentiel d'établir, que plus on invective ses concitoyens, plus on s'éloigne du prince des satiriques, qui n'attaquoit que les vices et les ridicules, et je compléterai la preuve. Mais, quoi qu'il en soit de mes motifs, il n'est pas moins certain que le législateur de la poésie françoise faisoit le plus grand cas de Juvénal, et qu'il l'a mieux loué en l'imitant très-souvent. Voici d'autres vers tirés du cinquante-troisième discours du Misanthrope, dans lequel Mécène est supposé comparer les poëtes latins et françois, et leur assigner les rangs qu'ils doivent garder entre eux. Hardi déclamateur, sa colère fertile Gourmanda sans détour le Romain indocile; Son génie étincelle en ses portraits affreux: Et si de ses tableaux l'infâme nudité N'eût bravé la pudeur du lecteur rebuté. Il est facile de sentir que cette tirade, et les quatre derniers vers sur-tout, sont imités de Boileau, qui avoit fait de justes reproches à Regnier. Car le lecteur François veut être respecté. J'examinerai dans un moment jusqu'à quel point les mê mes reproches pouvoient convenir à Juvénal, pour avoir dit en latin d'affreuses vérités : quant à présent, je me contente d'observer que l'auteur du Misanthrope n'a pas fait usage de son jugement, en mettant un arrêt si sévère dans la bouche de Mécène, d'un voluptueux, otio ac mollitiis pænè ultra fœminam fluens*. Il semble qu'il ait voulu venger le favori d'Auguste de la mention peu respectueuse que Juvénal avoit faite de lui, vers 66 de la première Satire, 39 de la douzième, &c. Voilà bien assez de citations. Disons en un mot que Juvénal a été traduit, expliqué, interprété, commenté plusieurs fois dans toutes les langues. Quel degré d'estime ne mérite donc pas un poëte si supérieur à Horace, et que tous les savans de l'Europe ont célébré par un concert unanime? Mais aussi comment se fait-il qu'il soit infiniment moins connu que le protégé de Mécène? Essayons de deviner la cause de cette singularité. 1o. Juvénal n'a composé que des satires, et il a eu la réputation d'être mordant à l'excès; or ce caractère déplaît communément aux ames douces et honnêtes; il devoit donc avoir moins de lecteurs qu'Horace, qui a fait d'autres ouvrages dont le mérite se répand sur ses satires, sans que le lecteur s'avise de classer l'amusement qu'il a goûté. Et cette réflexion s'applique à Boileau, qui seroit peut-être tombé dans l'oubli avec les auteurs qu'il a critiqués, s'il n'avoit fait que des satires. * PATERCULE, Hift. Rom. 11, 88. 2o. On explique rarement Juvénal dans le cours des études (du moins cela étoit-il ainsi de mon temps,) au lieu qu'Horace a toujours été entre les mains des enfans: or on a plus de plaisir à revoir ses anciens amis, qu'à faire de nouvelles connoissances. 3°. Juvénal, dit-on, n'a jamais été bien traduit. 4°. Ce poëte habituellement a le maintien sérieux et grave, et l'on croiroit qu'il détournoit le visage quand il vouloit rire; ses plaisanteries laissent quelque chose à deviner ; il faut un commencement d'érudition pour les sentir. Horace, au contraire, ne cherche qu'à s'amuser, et descend quelquefois jusqu'à la bouffonnerie. 5o. Juvénal, hors d'atteinte sur l'article des mœurs, a cependant articulé des reproches d'une énergie repoussante; au moyen de quoi, sans trop examiner son intention, on l'a jugé plus obscène qu'Horace. Mais, dira-t-on, ces deux poëtes ont été châtiés l'un et l'autre pourquoi donc la préférence qu'Horace a obtenue dans les collèges, puisque ses satires ne sont pas plus capables de former un poëte qu'un sujet utile à la patrie; au lieu que ce dernier point de vue a été constamment celui de Juvenal ? J'ai questionné sur cela un ancien professeur émérite, et un jeune instituteur de l'université de Paris, qui ne m'ont rien répondu de satisfaisant : voici à peu près le langage que je leur tenois. Que l'on compare les deux poëtes sur les sujets qu'ils ont traités l'un et l'autre, par exemple sur l'avarice, le poison, la frugalité, l'indulgence |