Ainsi, à l'exception d'un fait bien prouvé par la quatrième Satire, c'est-à-dire que Juvénal écrivoit encore après le règne de Domitien*, tout ce que nous savons de positif à son égard , c'est que nous ne savons rien. Passons donc à l'examen des opinions que l'on s'est formées jusqu'ici de ce poëte. » Jules César Scaliger, et Juste Lipse son fils, ont pro» clamé Juvénal, prince des satiriques. Le père ne voyoit » dans Horace, comme satirique, qu’un goguenard, qui » par cette raison est content quand il rencontre matière » à deviser; et pourvu que son discours négligé, et cepen» dant à mots couverts, présente bien nettement une sen» tence, il ne soigne que médiocrement sa versification, » et ne vise qu'à s'exprimer sans incorrection : au lieu que » Juvénal plein de feu, presse, poursuit, terrasse sans dé» tour; son style réunit avec une adresse merveilleuse la » pureté exquise et l'ensemble le plus moëlleux; et Horace » ne peut marcher son égal, soit pour la variété des sujets, » l'adresse à les manier et la fécondité de l'invention, bit » pour le grand nombre des sentences , l'âpreté de la cena » sure, les plaisanteries et l'urbanité. » Scaliger fils trouve que la véhémence , l'élévation, la » liberté qui caractérisent Juvénal , et qui lui sont parti 1 * M. le chevalier de JAUCOURT, Encyclopédie , mot Satire, a écrit que Juvénal vivoit encore sous Nerva, et même sous Trajan : je crois qu'il a puisé cette idée dans la note de LUBINUS sur les deux vers de la treizième Satire, cités par M. D.; mais une induction équivoque peut-être, et sur-tout isolée, n'a pas le caractère de certitude nécessaire pour établir un point de fait. » culières , constituent le genre satirique. Il met, dit-il, le » vice à découvert, il gronde, il tonne; au lieu qu'Horace, , » calme doux et paisible, donne plutôt des conseils qu'il » ne fait des reproches. » Remarquons en passant que ces deux jugemens contredisent formellement celui de Boileau, qui disoit Satire VII, qu'Horace, En vengeant la vertu par des traits éclatans ; Horace venger 1 la vertu ! cela est assez plaisant. Est-ce dans les Satires II, III et V, qu'il s'est montré le champion de la vertu? Casaubon trouvoit la gaieté d'Horace triviale et populaire, en comparaison de la finesse, du sel et de l'érudition de Juvénal. Rigault dans ses Prolegomenes, s'exprime à peu près dans les mêmes termes que Scaliger père. Boileau a dit, deuxième chant de son Art poétique, qui a le défaut d'être satirique comme celui d'Horace: : Juvénal, élevé dans les cris de l'école, 1 Ou que, poussant à bout la luxure latine On ne doit qu'en tremblant porter un vil de critique sur la diction de Boileau, je le sais : cependant si l'hyperbole n'est qu'une exagération excessive, comme je le crois, comment admettre dans cette figure différens degrés, dont les uns aillent jusqu'à l'excès, et les autres par-delà ? et comment, en poussant l'hyperbole jusqu'à l'excès, les écrits de Juvénal sont-ils pourtant tout pleins de vérités ? Je dirois à Boileau, s'il pouvoit m'entendre:Vous savez mieux que moi que Juvénal n'a pas calomnié son siècle, puisqu'il avoit pour garants l'histoire, les annales, et tous les écrivains qui l'avoient précédé : pourquoi donc outrer la valeur des termes pour lui faire un reproche ? Est-ce le turbot de Domitien qui vous fait peine ? Vous n'ignorez pas non plus que l'on peut amplifier impunément certains sujets pour rendre le vrai plus sensible, et qu'il y a des exagérations qui n'abusent personne. Quand le physicien a quitté son microscope, ce n'est pas de la grosseur factice du ciron et de la puce qu'il reste affecté, mais de la puissance infinie du Créateur, qui a paré si richement , ou pourvu de tant de facultés un insecte qui échappe si souvent à nos sens naturels; de même, en lisant la quatrième Satire, vous avez été moins frappé sans doute de l'énormité des touches sans nombre données au portrait de Domitien, et de la multitude des beautés que Juvénal du turbot, que 1 a puisées dans un fonds si stérile. Ce ne sont, dites-vous, que d'affreuses vérités ? Des vérités ne sont pas des hyperboles. Elles sont affreuses ? c'est un malheur, mais elles convenoient au temps. Falloit-il qu'il censurât les Gaulois sur leurs Druides, plutôt que ses concitoyens sur l'avilissement et la corruption naturalisés dans Rome ? Mais Boileau ne peut pas m'entendre, et je suis réduit å demander au public, pourquoi ce critique si sévère a donné lui-même dans l'hyperbole. N'a-t-il pas écrit, On peut trouver encore une femme fidelle , Il en est jusqu'à trois que je pourrois citer. Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux, Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles. leau étoit plus mordant que Juvénal. Pour apprécier les caractères de ces deux poëtes, faisons un examen rapide de leurs motifs, qu'ils nous ont appris eux-mêmes. Ceux de Juvénal sont consignés dans sa première Satire, depuis le vers 22 jusqu'au 146; c'est l'aspect des vices , des désordres et des ridicules de toute espèce qui lui a mis la plume à la main ; encore n'a-t-il fait que ressasser les cendres des morts , comme je le prouverai bientôt; car il ne s'agit ici que de ses motifs: or il se décide par cette conclusion : Nil erit ulterius quod nostris moribus addat » Nos descendans ne pourront rien ajouter à la dépra» vation de nos meurs, ils seront réduits à nous imiter » dans nos desirs et nos dissolutions; oui le vice dans tous » les genres est au comble , ainsi je déploie toutes les voi» les, je ne ménage plus rien. » On est parti sans doute de ce dernier membre de phrase, pour se persuader qu'en effet Juvénal n'avoit rien ménagé; mais il introduit un interlocuteur dès le vers suivant, pour s'objecter à lui-même le danger qu'il y auroit d’imiter le bouillant Lucile: en conséquence il se décide à ouvrir les urnes des morts : ainsi le fiel, l'amertume, le caractère fougueux, âcre et mordant, l'audace d'attaquer l'empereur Domitien, rien de tout cela n'est fondé aux yeux d'un homme réfléchi qui se pénètre de l'esprit de Juvénal, qui |