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Son audace plus que son génie avait paru se ranimer dans la campagne d'Allemagne de 1813. Dresde et Leipzig avaient été des victoires et des revers dignes de son nom. Une paix était encore dans ses mains. Mais une paix humiliée ne pouvait satisfaire un homme dont la renommée de général invincible était le titre au respect de l'Europe et au trône absolu de la France. Il avait compté encore sur l'impossible. Il avait négligé de faire revenir d'Espagne et d'Italie ses vieilles légions aguerries, de peur de paraître abandonner une seule de ses pensées de monarchie universelle. Se replier et se concentrer, c'était avouer qu'il était vaincu et qu'il sentait sa faiblesse. Il ne la sentait pas, ou il ne voulait pas en faire l'aveu à la France. Il l'avait sans cesse entretenue de miracles, il lui en promettait de nouveaux; il s'en promettait à lui-même. Il s'était tant fait. diviniser par ses flatteurs qu'il avait fini par croire à la divinité de son nom. De là la rupture de toutes négociations sérieuses avec le continent, la dissémination de ses armées de Madrid à Amsterdam, la faiblesse et l'inexpérience de ses troupes en France au moment où les armées confédérées passèrent le Rhin.

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IV

Alors il cessa d'être dieu et redevint homme. La honte d'avoir amené les armées de l'Europe sur le sol de la patrie pour unique résultat de tant de victoires payées par le sang français, la douleur de régner sur cet empire dont chaque habitant pouvait lui demander compte de ses foyers violés, le respect de son nom militaire, l'habitude invétérée des prodiges, le patriotisme souffrant de ce grand peuple qui, tout en accusant son souverain, se personnifiait encore dans son général, le dévouement de ses vieux lieutenants et de ses jeunes troupes, fières de combattre sous les ordres et sous les yeux du génie de la guerre, les illusions tombées qui lui rendaient la vue claire du péril et des ressources, le champ de bataille de la France si bien étudié et dont chaque ville, chaque village, chaque sillon allait lui rappeler qu'il combattait pour le foyer national; enfin cette femme, cet enfant, ce trône à leur laisser ou à perdre, le désespoir de la nature et de l'ambition dans son cœur, lui rendirent tout ce qu'il avait perdu dans le long vertige de la prospérité. Il oublia les dix années de toute-puissance et d'orgueil, il jeta son sceptre et son manteau de parade, il reprit son uniforme et son épée. Il se refit soldat pour reconquérir l'empire ou pour succomber avec toute sa gloire. Ce fut le jour de son caractère, les autres n'avaient été que ceux de sa fortune. L'historien le plus prévenu le salue grand dans cet effort suprême pour retenir la fortune qui s'en allait. Il rajeunit de dix ans. Son âme engourdie par le trône triompha

de l'affaissement de son corps. On ne revit pas le Bonaparte de Marengo, mais on revit en lui un autre Napoléon.

V

L'empire l'avait vieilli avant le temps. L'ambition satisfaite, l'orgueil assouvi, les délices des palais, la table exquise, la couche molle, les épouses jeunes, les maîtresses complaisantes, les longues veilles, les insomnies partagées entre le travail et les fêtes, l'habitude du cheval qui épaissit le corps, avaient alourdi ses membres et amolli ses sens. Une obésité précoce le chargeait de chair. Ses joues autrefois veinées de muscles et creusées par la consomption du génie étaient pleines, larges, débordaient comme celles d'Othon dans les médailles romaines de l'empire. Une teinte de bile mêlée au sang jaunissait la peau, et donnait de loin comme un vernis d'or pâle au visage. Ses lèvres avaient toujours leur arc attique et leur grâce ferme, passant aisément du sourire à la menace. Son menton solide et osseux portait bien la base des traits. Son nez n'était qu'une ligne mince et transparente. La pâleur des joues donnait plus d'éclat au bleu des yeux. Son regard était profond, mobile comme une flamme sans repos, comme une inquiétude. Son front semblait s'être élargi sous la nudité de ses cheveux noirs effilés, à demi tombés sous la moiteur d'une pensée continue. On eût dit que sa tête, naturellement petite, s'était agrandie pour laisser plus librement rouler entre ses tempes les rouages et les combinaisons d'une âme dont chaque pensée était un empire. La carte du globe semblait

s'être incrustée sur la mappemonde de cette tête. Mais elle commençait de s'affaisser. Il l'inclinait souvent sur sa poitrine en croisant les bras comme Fréderic II. Il affectait cette attitude et ce geste. Ne pouvant plus séduire ses courtisans et ses soldats par la beauté de la jeunesse, on voyait qu'il voulait les fasciner par le caractère inculte, pensif et dédaigneux de lui-même, de son modèle dans les derniers temps. Il moulait la statue de la réflexion devant ses troupes, qui l'avaient surnommé le Père la Pensée. Il se donnait la pose du destin. Quelque chose de brusque, de saccadé, de sauvage dans les mouvements révélait son origine méridionale et insulaire. L'homme méditerranéen éclatait à tout instant sous le Français. Sa nature, plus grande et plus forte que son rôle, débordait de toutes parts en lui. Il ne ressemblait à aucun de ces hommes dont il était entouré. Supérieur et différent, homme du soleil, de la mer, des champs de bataille, dépaysé jusque dans son palais, et étranger jusque dans son empire. Tel était à cette époque le profil, le buste, la physionomie extérieure de Napoléon.

VI

Depuis deux ans, son retour à Paris, autrefois triomphal, était soudain, nocturne, triste. Il arrivait sans être attendu, comme s'il eût voulu surprendre ou devancer une révolution. Il était rentré ainsi, vaincu mais non atterré, la nuit du 9 novembre 1813. Ses armées étaient évanouies; les armées coalisées touchaient au Rhin. Elles semblaient

s'arrêter indécises et comme étonnées de leurs victoires, sans savoir encore si elles oseraient le franchir. La France n'était réellement plus gardée que par l'ombre de ses légions détruites, par ce fleuve, par ses places fortes et par les montagnes des Vosges. Mais la police de l'Empire était si implacable, et le silence de l'opinion si imposé, que la masse de la population ignorait toute vérité, même dans les faits, et que l'écroulement de l'Europe sur nous ne se révélait dans l'intimité que par un sourd et vague chuchotement à voix basse. L'espionnage et la délation étaient devenus deux institutions du despotisme. Les physionomies mêmes craignaient de se trahir. Annoncer une défaite de l'empereur eût été un crime de lèse-majesté contre sa fortune. Il y avait un arrière-souvenir de la terreur de 1793 dans le gouvernement de cet homme, qui avait vécu, grandi et pratiqué les hommes de ce temps. Les promptes justices, les cachots, les prisons d'État, les conseils de guerre, le sang même, n'étaient pas des habitudes de gouvernement si loin de ses ministres qu'on n'eût plus à les redouter. On allait le voir peu de semaines après dans la capitale de la Champagne.

VII

à

Napoléon donna le lendemain à sa femme, à son fils, sa famille, à ses confidents. Il était résolu à prévenir le murmure par l'audace, et à dompter l'opposition naissante par un redoublement d'exigence et de tyrannie envers l'opinion. De peur d'être accusé il arrivait accusateur. Il

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