On ne voit pas ensuite pourquoi Vénus prend la peine d'aller elle-même faire le tour du globe, pour semer les baisers dans toutes les campagnes. Jean Second pouvoit trouver d'autres fictions plus heureuses dans les histoires de la mythologie: celle de Vénus récompensant Pâris après son jugement, ou animant la statue de marbre de Galathée; celle de Prométhée ravissant le feu du ciel, auroient pu, avec un léger changement, fournir une origine des baisers, plus naturelle et plus raisonnable que celle qu'on vient de lire. M. Tissot convient lui-même que les dernières pensées de ce premier Baiser n'offrent pas toutes un sens clair et raisonnable; et pourtant ce Baiser est plein de raison et de goût, en comparaison de celui qu'on va lire. Dans celui-ci, le poète engage les abeilles à venir toutes sur les lèvres de Nééra, parce qu'elles y trouveront toutes les fleurs dont elles ont besoin pour composer leur miel, ce qui leur évitera la peine d'aller voyager si loin dans la campagne : Mellilega volucres, quid adhuc thyma cana, rosasque Lingitis, aut florem late spirantis anethi? Omnes ad dominæ labra venite meæ Sed me, jure meo libantem mellea labra, « Diligentes abeilles, pourquoi cherchez-vous encore le >> thym et la rose; pourquoi exprimez-vous le suc délicieux » de la violette printanière, ou de l'aneth qui embaume au >> loin les airs? Venez plutôt toutes ensemble, venez sur les » lèvres de ma maîtresse. Ces lèvres exhalent seules tous les >> parfums de la rose, du thym et de la violette; elles répan>>dent au loin l'odeur suave de l'aneth; elles sont encore hu» mides, et des larmes de Narcisse, et du sang odoriférant » d'Adonis; elles sont encore trempées de cette double liqueur, » telle qu'on la vit couler autrefois sur la terre, et faire sortir » de son sein tant de fleurs différentes, après avoir été mêlée » de nectar et de pur éther. » Mais ne soyez pas ingrates, et n'allez pas refuser de » partager avec moi le miel que je cueillois sur ces lèvres » qui sont mon apanage; ne soyez pas non plus trop avides, » ne remplissez pas de miel toutes vos cellules, de peur que » les lèvres de ma maîtresse ne soient desséchées par vos lar»cins, et qu'imprimant mes baisers ardens sur ces lèvres » arides, je ne porte la peine de mon indiscrétion. Sur-tout, » prenez bien garde de blesser avec votre aiguillon, les lèvres » délicates de ma maîtresse, car les traits qui partent de ses » yeux blessent autant que votre aiguillon, et je vous avertis » qu'elle ne se laissera pas piquer impunément; ayez donc » soin de cueillir le miel sur ses lèvres, sans lui faire du mal. » Je soupçonne que la fin de ce Baiser aura été perdue. Il n'est pas probable que l'auteur se soit arrêté en si beau chemin; et sans doute il finissoit par mettre une ruche dans la bouche de Nééra. Voilà pourtant ce que l'auteur de la Bibliothèque d'un Homme de goût appelle les etans rapides d'un génie tendre, voluptueux et passionné. M. Tissot en juge plus sainement, et convient que ce Baiser est dénué de hon sens. M. Heu n'en dit rien, mais il n'en pense pas moins. « J'avoue, dit M. Tissot, » que les plus jolis vers du monde ne sauroient racheter à mes » yeux l'absence du bon sens, le premier de tous les mérites en » poésie, comme en prose: aussi ai-je été vivement tenté de » supprimer ce Baiser; mais comme traducteur je ne l'ai pas » dû peut-être. » Nous pensons que M. Tissot pouvoit trèsbien supprimer non-seulement ce Baiser, mais bien d'autres (1), et peut-être tous, car ils ne sont guère plus sensés les uns que les autres. Ou s'il avoit absolument envie de traduire des Baisers, pourquoi ne pas nous donner plutôt ceux de Jean Bonnefons, poète auvergnat, dans lesquels on trouve plus de bon sens et de goût que dans ceux du poète hollandais? (2) Ce (1) Par exemple, le neuvime, où Jean Second avance que ses Baisers sont très-chastes, et que l'instituteur le plus sévère les lira dans sa classe à ses élèves : Nulla hic carmina mentulata, nulla M. Tissot a bien raison encore de dire que cela n'est ni raisonnable, ai vrai. (2) Jean Bonnefons a un autre avantage sur Jean Second : le poète hollandais n'a fait que dix-neuf Baisers, et est mort à vingt-quatre ans ; le poète auvergnat en a fait le double, et a vécu trois fois davantage. n'est point parce que j'ai moi-même l'honneur d'être Auvergnat (1), que je vante ici les Baisers de mon compatriote, puisqu'ils ont tellement plu à M. Deguerle, qu'il en a pu blié quelques imitations élégantes dans l'Almanach des Muses. Pourquoi donc M. Tissot va-t-il chercher des Baisers en Hollande, lorsque nous en avons de meilleurs à lui donner en Auvergne ? Il devoit, en bon Français, préférer le Catulle auvergnat au Catulle batave. Mais il importe peu lequel des deux l'emporte sur l'autre. Quelques moralistes, qui ne sont pas d'ailleurs très-sévères, prétendent, avec assez de fondement, que toutes ces traductions de Baisers sont tout au moins inutiles, et qu'un poète peut faire un meilleur usage de son temps et de son talent: nous sommes assez de leur avis. La traduction de Mirabeau étoit bien suffisante pour les amateurs; et l'on ne sait à quelle raison attribuer cet empressement extraordinaire et simultané des deux nouveaux traducteurs, à couvrir au même instant tous les piliers des spectacles et tous les murs de la capitale des Baisers de Jean Second. La marche différente qu'ont suivi les deux traducteurs, nous empêche de mettre ici en parallèle les deux traductions. M. Tissot s'écarte trop souvent du texte : quand son auteur est fou, ce qui arrive souvent, il se permet d'être raisonnable pour lui, en quoi il est excusable; mais alors ce n'est plus traduire. Un poète qui a du talent, ne doit pas perdre son temps à traduire un auteur qu'il faut sans cesse corriger. M. Heu a conservé toutes les idées extravagantes du latin, mais il les amplifie, en mettant ordinairement pour deux vers latins six vers français; de sorte qu'un Baiser de Jean Second étant presque toujours la paraphrase d'une strophe d'Horace (2) ou de quelques vers de Catulle, il arrive que M. Heu, en amplifiant le Baiser de Jean Second, nous donne la paraphrase de la paraphrase d'un Baiser. M. Tissot ne s'est pas contenté de traduire Jean Second; il a voulu être original en fait de Baisers; et nous devons dire à sa louange que cet essai ne lui a pas mal réussi. Les Baisers qu'il nous donne de sa façon valent beaucoup mieux que (1) J'ai dit l'honneur, à cause de Pascal et de M. Delille. Non dat basia, dat Necera nectar, est la paraphrase de ces deux vers d'H ̧race : .... Oscula, quæ Venus Quinta parte sui nectaris imbuit. ceux qu'il a traduits aussi nous lui conseillons, s'il veut absolument travailler dans ce genre, de ne plus suivre aucun modèle. M. Tissot a traduit aussi quelques élégies de Jean Second. Ces pièces-ci du moins valoient la peine d'être traduites. Nous en avons déjà parlé avec éloge. Nous allons citer la plus courte, en y joignant la traduction de M. Tissot, sur laquelle nous lui adresserons quelques observations. Jean Second, obligé de quitter l'Espagne, dont le climat avoit beaucoup altéré sa santé, lui adresse ainsi ses adieux : Hesperia fines arentes linquimus ægri, Et petimus blanda dulce solum patriæ, Et, quorum in manibus meliųs moriemur, amicos! Cur mihi tot montes, et saxa obstatis eunti? J'abandonne tes champs, ô brûlante Hespérie, Au sein de l'amitié Jean Second va mourir: Du haut de tes rochers, du haut de tes montagnes, Uue ombre que Mercure appelle au manoir sombre. Cette pièce latine respire une douce mélancolie. Ici le poète moderne atteint presque les anciens; il est aussi ingénieux, et moins diffus qu'Ovide. Le traducteur ne paroît pas avoir lu avec assez d'attention les vers latins. Après avoir embelli son auteur dans d'autres pièces, il le défigure dans celle-ci. Il a d'abord oublié de traduire dans le premier vers le mot ægri, mot essentiel qui indique la cause du départ, et amène si naturellement le troisième vers: Et, quorum in manibus melius moriemur, amicos, Ce vers n'est pas du tout reconnoissable dans celui du traducteur : Au sein de l'amitié Jean Second va mourir. La poésie française admet quelquefois les noms propres lorsqu'ils sont consacrés par l'histoire, ou par le respect fondé sur l'ordre social, ou bien encore par le mérite de celui dont on parle; mais elle ne souffre pas que l'on joigne au nom propre celui de famille. Boileau à dit: Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur, Il pouvoit dire : Tu sais bien, Jean Racine, à l'aide d'un acteur, Mais il étoit aussi incapable d'apostropher ainsi Racine, que Racine l'étoit de lui adresser une épître qui commençat par: Tu sais bien, Nicolas Boileau. Voltaire, dans la Henriade, dit souvent Henri, mais jamais Henri Quatre. Ce n'est que dans des pièces d'un genre infiniment moins relevé, qu'il s'est permis de dire Jules Second, Jean Calvin et Jean-Jacques. Le traducteur devoit donc mettre Jean tout court. A la vé rité, Jean va mourir, n'est pas d'un grand effet; mais aussi pourquoi n'a-t-il pas suivi le tatin, moriemur, et fait parler son auteur à la première personne, en français comme en Jatin. Le principal mérite d'un traducteur est de savoir bien distinguer les cas où il doits'attacher scrupuleusement au texte, et ceux où il doit s'en écarter. Les trois vers suivans: Du haut de tes rochers, etc. etc., m'obligent de rappeler ici un principe de versification française, reconnu par Voltaire, et totalement oublié par nos poètes actuels. Notre phrase,poétique doit toujours être cons truite de manière qu'en ôtant les inversions et les rimes, elle puisse encore former en prose une phrase correcte. Si nous appliquons ce principe aux trois vers que je viens de citer, nous aurons en prose la phrase suivante : « Un déluge de »> neige accourt en tourbillon du haut de tes montagnes, du » haut de tes rochers, au milieu du printemps, dans les vertes » campagnes.» Ces quatre prépositions, en, du huut, au milieu, dans, qui rendent cette phrase ridicule en prose, ne doivent pas la rendre meilleure en vers. Les deux vers suivans: Cesse de tourmenter, etc., 'ne rendent pas Ja vivacité des deux vers latins: Parce meo cineri; jam, non Hispania, vivo |