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Nous commencions à effectuer cette fameuse retraite qui dégénéra bientôt en une déroute générale. L'empereur Alexandre, entouré d'un état-major beaucoup trop nombreux, attirait l'attention de l'ennemi; vers une heure, une batterie française envoya plusieurs volées de boulets au milieu de nous, qui causèrent un grand désordre; le maréchal Moreau dit au Tzar: « Sire, on tire sur << vous, votre personne est trop utile pour la hasarder, << surtout étant obligé de battre en retraite, par suite des « fautes commises hier, cette nuit, même ce matin; je « supplie Votre Majesté d'éviter un danger qu'il n'y a « aucune gloire à braver, et dont les résultats peuvent << plonger vos sujets et vos alliés dans le plus grand « désespoir. » L'Empereur comprit qu'il n'y avait plus rien à faire, il tourna bride et dit : « Passez, feld-maréchal. » Au même moment un boulet, parti d'une batterie française très rapprochée, vint frapper Moreau au genou droit, traversa son cheval et emporta le mollet de la jambe gauche. Rapatel, qui causait avec moi, se précipita pour relever son ancien général, je m'approchai également et l'entendis prononcer les mots : « Mort! mort! >> Puis il perdit connaissance. L'Empereur resta au même endroit en proie au plus violent chagrin; cinq ou six boulets tombant de nouveau au milieu de nous, on l'entraîna avec le blessé, à quelques pas, derrière un petit mamelon. Le chirurgien du Tzar déclara qu'une double amputation était nécessaire; on fit à la hâte un brancard avec des branches d'arbres, et avec des couvertures et des manteaux, un abri contre la pluie qui tombait à tor

rents.

Quarante grenadiers russes, prussiens et autrichiens portèrent, à tour de rôle, le blessé jusqu'à la ville de Lahn, où l'opération se fit le lendemain. La jambe droite

coupée, les chirurgiens annoncèrent au blessé la nécessité de couper aussi la jambe gauche. Moreau demanda seulement la permission de fumer un cigare entre les deux amputations. Il supporta ces opérations inutiles avec un courage, une résignation et une énergie admirables. Il succombait le lendemain 28, après avoir dicté à Rapatel une lettre d'adieux à sa femme et à sa fille. Son corps fut embaumé et transporté à Pétersbourg, où on lui rendit les honneurs dus à la dignité de feld-maréchal. Sa fille, mademoiselle Isabelle Moreau, nommée demoiselle d'honneur de l'impératrice de Russie, épousa plus tard le comte de Courval.

L'empereur Napoléon apprit la mort de Moreau en même temps que son arrivée à l'armée russe. Cette mort le débarrassait d'un rival de gloire, qui, devenu son adversaire, aurait, par ses conseils, son génie et son expérience de la guerre, rendu de grands services aux souverains coalisés. Comme oraison funèbre, il se contenta de lui donner le nom de : « Nouveau Coriolan. »

Le soir de cette funeste journée du 27, le prince Wolkonski m'envoya à Freyberg, m'informer comment notre retraite s'effectuait, et dans quelle position se trouvait le corps autrichien qui couvrait notre gauche. Je tombai au milieu d'un tel désordre, d'un tel sauve-qui-peut, qu'il me fut impossible de prendre ni de recevoir aucune information précise. Je me rendis à Dippotiswald: même désordre. Ignorant la position des belligérants, voyant le jour sur son déclin, les chemins défoncés et inondés, reconnaissant l'imprudence de m'avancer, ne pouvant regagner mon quartier général avant la nuit, je réclamai l'hospitalité à un bivouac de Cosaques du Don; n'ayant rien mangé depuis six heures du matin, je pris avec grand appétit ma part d'un frugal repas.

Le 28, je rejoignis le quartier général à Rechsted, au moment où l'Empereur le quittait. Je racontai au prince Wolkonski ce que j'avais vu la veille et le matin même; l'Empereur, s'étant approché, me dit : « Tous vos cama«rades sont en mission, prenez un cheval frais et deux Cosaques de la garde, allez à la recherche du général Barclay de Tolly, vous lui direz que nous rentrons en Bohême, qu'il s'y dirige également; vous aurez soin « en même temps de recueillir tous les renseignements « possibles sur la position de nos troupes et sur celles « de l'ennemi; partez immédiatement, vous me rejoin« drez à Altenberg; le général Barclay de Tolly doit se << trouver aux environs de Gieshübel. »>

Mes deux intelligents Cosaques m'aidèrent singuliè rement à me tirer d'affaire; un des deux marchait en avant, s'assurant que nous ne tombions pas au milieu, ou même à portée, de quelque poste ennemi. Heureusement pour moi, je parlais allemand facilement; je questionnai les paysans saxons, ils m'apprirent que les Français occupaient Gieshübel, que leurs avant-postes se trouvaient à dix minutes de nous, et m'indiquèrent à peu près la route prise par les Russes. Je courus toute la journée, ne rencontrant que des postes isolés; ils ne savaient ni où étaient leurs corps ni où ils allaient euxmêmes; je leur indiquai la direction à prendre pour arriver en Bohême, lieu du rendez-vous général.

A l'entrée de la nuit, apercevant des feux au fond d'une vallée, j'envoyai un de mes Cosaques en reconnaissance, pour savoir, avec toute la précaution intelligente de ces merveilleux éclaireurs, si ces feux étaient amis ou ennemis. Au bout de cinq minutes mon Cosaque revint avec un autre Cosaque du corps du général Barclay de Tolly; son cheval ayant été tué, il était resté en arrière. Ce

Cosaque m'assura que les feux en question appartenaient à un gros corps prussien commandé par le général Kleist. Je m'approchai alors sans crainte, me fis reconnaître aux avant-postes et conduire près du général. Après avoir échangé de nombreuses questions, il m'apprit que nous nous trouvions dans la vallée de Telnitz; n'étant pas poursuivi, il comptait y rester toute la journée du lendemain, pour continuer à recueillir des fuyards et des pièces de canon égarées : «< Car, outre l'artillerie de ma division, ajouta-t-il, j'ai déjà reçu des canons autrichiens, russes << et prussiens. » Je lui demandai des nouvelles du général Barclay de Tolly : « J'ai été en communication avec << lui ce matin, me répondit-il; il incline à gauche pour « se porter au secours de la brigade du général Oster<man, composée de deux régiments de gardes russes : « le régiment des chasseurs et le régiment de Seme

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nowski. Elle a été attaquée très vivement par le général << Vandamme, je crois, et se retire sur Toeplitz. » Je partageai le feu et la soupe au lard du général prussien, et le lendemain, 29 août, à la pointe du jour, je me mis en route pour rejoindre l'Empereur à Altenberg. Il venait d'en partir pour aller coucher à Duks, magnifique château de la famille Wallenstein. Quoique exténué de fatigue, n'ayant pas quitté mes bottes depuis quatre jours et ayant passé toutes mes journées à cheval, je m'acheminai sur Duks. Je me rendis tout de suite chez le prince Wolkonski pour lui rendre compte de ma mission: «< Votre rapport est très important, me dit-il, venez le répéter à l'Empereur. » Il m'introduisit dans le salon où se trouvaient l'Empereur, le roi de Prusse et le prince de Schwarzemberg. Je recommençai mon récit; on me fit répéter avec les plus grands détails tout ce qui concernait le général Kleist, le nom et la situation de la

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DU COMTE DE ROCHECHOUART.

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vallée où je l'avais laissé le matin même. Le roi de Prusse appela le colonel Schoeller, un de ses aides de camp, et lui dit: << Partez immédiatement, allez trouver Kleist, donnez« lui l'ordre de marcher avec toutes les forces qu'il a réu«nies, qu'il attaque demain matin en flanc et en queue a le corps français qui débouche par Kulm, nous l'atta« querons en même temps de front, et nous le tournerons « par sa gauche. » Là-dessus, on nous congédia; j'indiquai bien exactement au colonel Schoeller la route à suivre, et courus à mon logement. Mon ami Lambsdorf me mit au courant des événements arrivés pendant mon absence: l'armée se retirait dans le plus grand désordre en Bohême, les nations et même les régiments se trouvaient confon dus. L'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince de Schwarzemberg avaient passé la journée sur la grande route, séparant les fuyards, et leur indiquant le chemin qu'ils devaient suivre. Le Tzar dirigeait les Russes au centre, le roi de Prusse envoyait ses soldats à gauche, le prince de Schwarzemberg montrait aux Autrichiens le chemin de droite. Dans la journée, on était parvenu après mille fatigues à rallier cent mille hommes.

Le général Osterman, qui avait rallié à ses deux régiments de gardes russes un régiment de grenadiers commandé par le prince Eugène de Wurtemberg et quelque: soldats épars, en tout quinze mille hommes, était attaqué par le général Vandamme, commandant un corps de trente mille hommes. Le général français avait reçu l'ordre de Napoléon de passer sur le corps de tout ce qui lui résisterait, d'arriver à Toeplitz avant la grande armée alliée en déroute et de l'achever. Le général Osterman, au prix des plus grands sacrifices, défendit vaillamment le terrain pied à pied; cette résistance opiniâtre couvrit de gloire le général et les braves qu'il commandait,

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