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Le duc d'Elchingen avait été contenu jusqu'à ce moment. Napoléon le fait appeler, et lui donne ses derniers ordres. Aussitôt celui-ci s'élance, avec ses trois divisions, sur les redoutes déjà assaillies par Compans et Desaix; les colonnes des deux maréchaux, Davoust et Ney, arrivent en même temps sur les batteries de Semenowskoï, et entrent pêlemêle dans les redoutes, sans laisser à l'ennemi le temps 1 de retirer ses pièces. Ces positions occupées, il faut s'y maintenir. Bagration, avec de nouveaux renforts, accourt pour les reprendre. Vains efforts! « Le soldat russe vient expirer au pied de » ces remparts 2 qu'il avait élevés la veille comme » des abris protecteurs. » La cavalerie du roi de Naples a fait en ce moment des charges brillantes, et a puissamment contribué à éloigner les assaillants. A neuf heures du matin, les Français étaient maîtres de tous les ouvrages sur lesquels s'appuyait la gauche de l'ennemi.

Koutousof, dont Bagration ne cesse de réclamer le secours, est lui-même vivement occupé par le prince Eugène, qui a fait attaquer la grande batterie du centre. Les divisions Broussier et Morand ont écrasé le corps de Paskiéwitz, qui, suivant l'expression du colonel de Boutourlin, n'offre plus qu'une masse informe. Mais des renforts, amenés par les généraux Jermolof et Koutousof, sont tombés sur notre 30° régiment, qui a été obligé de céder au nombre. Le général Bonnami, qui avait marché à la tête de ce régiment, en s'obstinant à se battre dans la redoute, y est fait prisonnier. Délivré de cette inquiétude, Koutousof se porte, avec toutes ses forces, au secours de Bagration. Semenowskoï est devenu le centre de la bataille. Là s'est établie la division Friant; et ce qu'elle occupe, elle sait le conserver, malgré l'effort des dernières réserves poussées contre elle. Rien ne peut l'ébranler. Tout à coup une batterie de quatre-vingts pièces, que l'empereur a fait avancer, sous les ordres de Lauriston, arrête l'élan des Russes. Ceux-ci lancent contre cette batterie leurs régiments de cuirassiers; mais, de notre côté, cuirassiers, carabiniers, chasseurs, se jettent à la traverse, et sortent vainqueurs de cette sanglante mêlée.

Napoléon a jugé que le moment était venu de porter un coup décisif. En dirigeant de grandes forces sur sa droite, il pourrait tourner la gauche de l'ennemi; mais peut-être, à la vue d'un pareil dessein, Koutousof prendrait-il le parti de la retraite, la bataille fuirait encore. C'est donc de front que l'attaque doit recommencer. Semenowskoï sera le centre de cette manœuvre, et des ordres sont déjà donnés en conséquence, lorsqu'on vient annon

'Paroles de M. de Boutourlin.

cer à l'empereur que les Russes tournent notre gauche; que la division Delzons, chargée de garder Borodino, a formé ses carrés pour résister à la cavalerie russe, et que le prince Eugène lui-même a failli être surpris. Le danger semblait pressant; Napoléon y court. Heureusement on reconnaît bientôt l'exagération des premiers rapports. L'ennemi n'avait lancé contre le prince Eugène que sa cavalerie, Ouwarof avec huit régiments, et le trop fameux hetman Platof, avec ses milliers de Cosaques. Toute cette cavalerie, après de vains efforts contre nos carrés, avait été obligée de repasser le ravin.

Cependant le combat continue autour de Semenowskoï. On s'y tue de part et d'autre sans changer de place. Trois fois les Russes ont renouvelé leur ligne : c'est une troisième bataille qu'il faut livrer sur le même terrain. L'empereur sent le besoin d'exécuter un mouvement d'ensemble qui puisse tout terminer; il prescrit partout des dispositions nouvelles.

A l'extrémité de la droite, Poniatowski est parvenu à dépasser les bois dont le chemin lui a été longtemps disputé. Cette partie de la bataille forme comme une bataille à part: c'est un duel à mort entre des ennemis acharnés. Un obstacle arrête encore les Polonais, l'empereur ordonne de le surmonter; ils le surmonteront.

A la gauche, le prince Eugène reçoit ordre de ramener les divisions Gérard, Morand et Broussier, à l'attaque de la grande redoute dont elles connaissent déjà le chemin.

Au centre, où se trouvent Davoust et Ney, l'empereur, laissant derrière lui les redoutes prises le matin, arrive lui-même à Semenowskoï. Déjà nos troupes sont descendues dans la plaine; elles marchent serrées, compactes, sous le feu de l'artillerie russe, et ne commencent à tirer qu'en abordant la ligne ennemie. Les baïonnettes se croisent; on combat corps à corps. Bagration est frappé mortellement. Son chef d'état-major est dans le même moment emporté du champ de bataille. Devant les terribles coups portés par les maréchaux Ney. et Davoust, l'espace s'est ouvert; le roi de Naples a vu enfin un passage pour sa cavalerie; il s'y précipite, et enfonce l'ennemi sur tous les points. Le général Montbrun, tué par un boulet en marchant à la tête d'un corps de cuirassiers, a été remplacé par Auguste Caulaincourt. Celui-ci lance ses cuirassiers au galop, dépasse la grande redoute, se rabat brusquement sur elle, et y entre par la gorge au moment même où les parapets en sont escaladés par les baïonnettes du prince Eugène. Le général russe Likatschef a remis son épée; mais les soldats, qui se

Paroles du bulletin français,

sont fait tuer sur leurs canons, ont vendu chèrement leur vie. Auguste Caulaincourt et le général Lanabère ont été ensevelis dans la redoute avec les vaincus.

A la droite, le prince Poniatowski a tout renversé devant lui. Le général Toutckof a été tué, et Baggowuth, qui est venu pour le secourir, a été forcé de reculer devant l'intrépidité des Polonais. Le point d'où leur canon se fait entendre annonce que la victoire a été complète.

Par cette réunion de succès, et surtout par la prise de la grande redoute, les Français sont maîtres de tous les ouvrages que les Russes avaient fortifiés avec tant d'efforts. Le champ de bataille nous appartient. L'armée ennemie ne songe plus à revenir contre nous; elle est acculée au ravin de Psarewo, mais elle ne recule pas. Napoléon doit-il tenter un dernier effort contre elle, et demander à la fortune de plus importants résultats? L'armée a fait de grandes pertes; les troupes sont fatiguées; il faudrait faire donner la garde. L'empereur s'arrête. C'est à l'artillerie qu'il laisse le soin d'accabler l'armée russe dans l'espace étroit où ses masses sont pressées. L'artillerie épuise ses caissons, et ne cessera le feu qu'à la fin de la journée.

Il est dans le mensonge un degré d'audace auquel toutes les nations ne sont pas capables de s'élever. Jamais un général de la vieille Europe, chassé de ses retranchements et forcé à la retraite, n'oserait, en écrivant à sa cour, se proclamer vainqueur. Un Russe n'a pas de ces scrupules. Koutousof, après la bataille perdue, n'hésite pas à écrire qu'il l'a gagnée. La nouvelle en doit parvenir à Pétersbourg pour l'époque de la fête de l'empereur Alexandre. Il ne faut pas que cette fête soit attristée par l'annonce d'une défaite. Dans le transport de sa joie, Alexandre fait chanter des Te Deum; il nomme Koutousof feld - maréchal, et le comble de faveurs lui et sa famille. Si de pareilles déceptions peuvent avoir des dangers pour l'État, on voit qu'elles ne sont pas sans fruit pour celui qui se les permet.

Les pertes des deux armées sont très-considérables; celles des Russes, cependant, surpassent de beaucoup les nôtres. Peut-être c'eût été l'inverse si, après avoir été contraints d'évacuer leurs retranchements, ils n'étaient pas revenus à la charge pour les reprendre. C'est dans cette audacieuse entreprise que leurs masses, immobiles sous le tonnerre de notre artillerie, ont éprouvé la plus terrible destruction. De toutes les batailles livrées par Napoléon, la plus sanglante est sans contredit

'Pierre ler ne croyait pas perdre, s'il pouvait tuer un soldat suédois en perdant dix Russes. Tippoo-Saib

la bataille de la Moskowa. Deux seulement parmi les autres en approchent un peu pour la grandeur des sacrifices par lesquels il fallut acheter la victoire, la bataille d'Eylau et celle de Wagram. Marengo, Austerlitz, Jéna, en coûtant moins cher, avaient produis de bien plus grands résultats. Toutefois, à part l'issue des événements ultérieurs, n'était-ce donc pas un immense résultat que la conquête de Moskou?

Dès longtemps, et surtout à l'occasion des victoires d'Heilsberg et Friedland, en 1807, une réflexion pénible m'a vivement frappé : c'est l'inégalité des valeurs que mettent souvent dans la balance les souverains de deux États en guerre. Qu'est-ce que le soldat russe? Un être qui n'a que deux idées, et toutes deux de soumission et d'obéissance. Dieu et le czar, voilà tout ce qu'il connaît; et tous deux, il ne les connaît que pour les craindre. Sa vie appartient au czar comme à Dieu, car il croit n'exister que pour le bon plaisir de l'un et de l'autre. Des hommes dont l'intelligence ne s'étend pas plus loin peuvent, sans contredit, former d'excellents soldats, en ce sens que la voix du czar qui les appelle à se faire tuer, est comme la voix de Dieu qui leur offre les palmes du martyre. Ce sont ou des machines très-meurtrières lorsqu'elles sont lancées en avant, ou de fortes murailles lorsqu'on les fait rester immobiles. Mais où est la dignité de l'homme dans ces instruments passifs des caprices de leurs maîtres? Quelle distance entre le Russe stupide, dont le bâton a fait l'éducation militaire, et destiné à rester toute sa vie dans le même abrutissement (caillou, dont on a fait jaillir une étincelle), et le soldat des nations civilisées, qui pense, réfléchit, raisonne! surtout ces soldats français, qui tous sont pour le moins les égaux des officiers russes, et dont des milliers arrivent tour à tour aux grades supérieurs du commandement. Certes, si, dès 1799, des armées russes n'étaient pas accourues du Nord pour combattre la liberté française; si, depuis, elles n'avaient pas continué à se montrer dans plusieurs guerres les auxiliaires de nos ennemis, de manière à menacer, dans une époque plus ou moins prochaine, l'avenir de l'Europe entière, ce serait un bien grand crime de la part de Napoléon d'avoir évalué au même titre la vie d'un soldat russe et celle d'un soldat français, et d'avoir mis pour enjeu les plus riches trésors d'intelligence, de raison, de moralité, contre l'instinct sauvage et brutal des automates armés de la Moskovie. L'observation que nous venons de faire est encore applicable de nos jours. Il ne faut pas en

comptait pour rien la mort de cent cipayes, pourvu qu'il pût tuer un Anglais.

conclure que les nations civilisées doivent trembler devant les nations sauvages. Seulement, elles doivent considérer que le sang qui coulera pour elles est plus précieux que celui de leurs adversaires; et elles doivent surtout, ce que ne fit pas Napoléon, mieux choisir le terrain du combat.

lais des czars 1. Voilà encore un quartier général digne de lui. Moskou renferme, avec une population nombreuse, avec les richesses d'une cité puissante, tous les magasins, tous les approvisionnements rassemblés pour les armées russes... Si la noblesse a déserté ses hôtels magnifiques, la classe moyenne est restée dans ses humbles demeures. La fuite des grands propriétaires offre aux Français des habitations et des ressources de plus. L'armée pourra aisément passer dans cette résidence les mois rigoureux de l'hiver. « Elle sera, il est vrai, comme un vaisseau pris par les glaces 2; » mais, dans l'intervalle, on pourra négocier, conclure la paix, ou, dans le cas contraire, aux premiers beaux jours, on recommencerait la guerre... Illusion trompeuse, qui n'aura que vingt-quatre heures de durée !

Dès le 15 septembre, quelques incendies partiels ont jeté l'inquiétude dans les esprits. Ce sont des Russes qui les allument, ce sont les Français qui les éteignent; le seul quartier de la ville qui restera intact n'aura été sauvé que par les Français. Mais, le jour suivant, d'où proviennent ces feux multipliés qui s'étendent et tourbillonnent de toutes parts? Sont-ce des boyards passionnés, sont-ce des bourgeois fanatiques qui se dévouent eux-mêmes à la ruine et à la misère? Non; ce n'est ni à la noblesse, ni à la bourgeoisie que l'auteur visible de cette exé. crable catastrophe a demandé leurs concours. Le

L'armée russe se retire, mais sa retraite est lente et mesurée. Les vingt-cinq lieues qui séparent Moskou de Borodino seront parcourues en cinq jours. De temps en temps, Koutousof fait remuer un peu de terre pour donner à croire qu'il veut combattre de nouveau; mais le lendemain il laisse là l'ouvrage commencé, et se remet en route. Cependant, à une demi-lieue en avant de Moskou, å Fili, position avantageuse, appuyée d'un côté sur la Moskowa, et de l'autre sur des hauteurs, ses travaux paraissent plus sérieux; des fossés et des redoutes sont déjà ébauchés. Suivant les proclamations de Rostopchin, c'est là que les Français vont trouver leur tombeau. Ce n'est encore qu'une démonstration. Le 14 septembre, l'armée russe traverse Moskou, qui, suivant M. de Boutourlin, présente l'aspect le plus lugubre. « La marche de > l'armée, dit ce colonel, avait plutôt l'air d'une » pompe funèbre que d'une marche militaire. » Toujours attaché aux pas de l'arrière-garde russe et toujours téméraire, le roi de Naples, entré vers midi dans la ville, se laisse entourer par des Cosaques, qui viennent admirer de près son brillant costume, et qui acceptent très-volontiers les pré-plus épouvantable des forfaits politiques ne pouvait sents qu'il leur distribue. En tombant en ce moment sur les derrières de l'armée ennemie, il eût pu leur causer un grand dommage; mais pour ménager la ville, et sur la demande du général Miloradowitch, il consent à ne point inquiéter leur sortie. Enfin, Napoléon est à Moskou; une grande auberge est sa première demeure. Ayant aperçu l'hospice des enfants trouvés, et apprenant que cette maison est sous la protection de l'impératrice mère, il y fait placer une sauvegarde; tous les ordres qu'il donne ont pour objet la sûreté de la ville. Moskou, dont l'occupation semble devoir déterminer en sa faveur la solution d'un problème si longtemps indécis; Moskou, le prix d'une victoire qu'il a fallu poursuivre avec opiniâtreté et chercher si loin; Moskou va former, dans ce drame prolongé, la plus terrible des péripéties. Pour l'empereur des Français, l'expérience du passé est elle-même un piége. Le présent ne ressemble point au passé, parce que la Russie ne ressemble point à l'Europe, et que se croire en Europe lorsqu'on est arrivé au centre de la Moskovie, est la plus dangereuse des erreurs. Napoléon occupe le Kremlin, le vieux pa

'Le 15 septembre,

être exécuté que par l'assistance des plus vils criminels. C'est dans les prisons, c'est dans les cachots que le gouverneur de Moscou, Rostopchin, a cherché ses coopérateurs.

Dans des guerres désastreuses, lorsque le roi de Prusse en 1806, l'empereur d'Autriche en 1803 et 1809, se virent obligés de s'éloigner de Berlin et de Vienne, ce fut pour le cœur paternel de ces princes un cruel effort de livrer leurs capitales à l'occupation étrangère, et leur premier soin fut de recommander la population de ces grandes cités à la générosité du vainqueur : celui-ci ne trompa point leur confiance. La guerre pesait sur les habitants; mais, chez les nations civilisées, la guerre a ses règles et ses lois; les charges mêmes qu'elle impose ont leurs limites. Le palais des rois, le toit du pauvre, la propriété de tous, subsistaient sans péril sous la garde de leurs dominateurs temporaires ; et plus tard, lorsque les monarques fugitifs, forcés de signer la paix, rentraient dans leurs résidences, ils en retrouvaient les édifices debout et les établissements conservés, à l'exception des musées, qui payaient tribut au musée central du monde, le musée impé

2 Paroles de Napoléon.

rial de Paris. Tel avait été, jusqu'en 1812, le spectacle qu'offrait l'invasion française dans les grandes capitales de l'Europe. Madrid même, Madrid, malgré son fanatisme religieux, s'était abandonnée à la magnanimité de Napoléon, et Madrid n'avait point eu à s'en repentir. Ces trois grands États se trouvaient, comme la Russie, soumis à des gouvernements absolus; mais l'absolutisme a ses degrés. Dans la vieille Europe, une pensée humaine a depuis longtemps prévalu : c'est que la vie des hommes non armés, réunis dans l'enceinte des villes, n'est pas un domaine royal qui puisse être subordonné aux calculs politiques des cabinets. En Russie, il en était tout autrement; et cette différence, Napoléon avait pu la lire, en lettres de feu, sur toute la route qu'il venait de parcourir. La destruction, opérée par des mains russes1, de Smolensk, de Dorogobuje, de Wiazma et de Gjatsk, eût dù lui apprendre que, sur cette terre où règnent des mœurs d'un autre âge, la vie de la matière animée, des êtres pensants, ou du moins susceptibles de penser, n'a pas plus de valeur aux yeux de leurs maîtres que la nature brute et inintelligente, que les remparts d'une ville ou le chaume des cabanes. Cette effrayante vérité n'échappe point à Napoléon; mais son âme d'Europe et de notre siècle n'a pas la force d'en mesurer toutes les conséquences. Il tâche bien de s'expliquer l'horrible courage qui a réduit en cendres des villes du second ordre; il frémit, et, tout en frémissant, il admet un but à tant d'atrocités ; il se dit que tous les scrupules ont été vaincus pour sauver Moskou, Moskou, le vieux berceau de la monarchie, la ville sacrée, la Jérusalem de l'empire. Mais si tout a été sacrifié pour elle, est-il au monde un intérêt auquel elle puisse être sacrifiée? Est-il une âme où la pensée en puisse naître? Moskou sera respectée par la victoire; Moskou deviendra le théâtre de la conclusion de la paix. Ainsi raisonne Napoléon le monde entier eût pensé comme lui. La destruction de Moskou, livré aux flammes par des mains russes, est un événement inouï, audessus de toute prévoyance, et auquel il n'a été permis de croire qu'après son accomplissement.

L'instrument d'exécution est connu; le comte Rostopchin n'a pu se soustraire à l'évidence qui l'accuse. Là est bien le bras que l'on a vu agir; la pensée vient d'ailleurs. Rostopchin n'est point un moderne Érostrate, aspirant à une affreuse immortalité. Cette grande responsabilité, que l'on a voulu

L'histoire moderne n'offre qu'un seul exemple de cette cruauté systématique qui, pour nuire à l'ennemi, livre à la dévastation des villes et des campagnes par les mains de ceux qui sont chargés de les défendre. Cet exemple a été donné en Portugal, lorsque le duc de

faire peser sur le gouverneur, il l'a repoussée loin de lui; il n'a voulu en accepter ni l'horreur ni la gloire. Dès le mois de juillet, comme on l'a vu précédemment, l'empereur Alexandre, pendant son séjour à Moskou, avait fait pressentir l'adoption eventuelle de mesures terribles, extraordinaires; mais une insinuation de cette nature n'aurait pas suffi au comte Rostopchin pour l'autoriser à prendre sur lui l'anéantissement de la seconde capitale d'un grand empire. Une usurpation de pouvoir aussi audacieuse ne saurait se concevoir, surtout dans l'agent, dans le sujet d'une autocratie. Il faut donc remonter plus haut. Tous les écrivains, jusqu'à présent, se sont bornés à de vagues conjectures; ils posent la question sans oser la résoudre. « La part >> que l'empereur Alexandre eut dans cette catastrophe, a dit M. le comte Philippe de Ségur, est » encore un mystère pour les Russes; ils l'ignorent » ou le taisent. » Ils ne le taisent plus. Depuis que le temps, qui cicatrise toutes les plaies, a vu Moskou sortir de ses cendres, se relever presque aussi brillante qu'avant sa chute, l'imagination, éblouie par la pompe de ses constructions nouvelles, ne se souvient plus que la majeure partie de sa population a disparu, soit dans l'incendie, soit par la famine et la misère, dans les campagnes désertes où elle chercha un refuge.

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Dans toute autre contrée que la Russie, on se demanderait si jamais le chef d'un État a pu, sans être un monstre de barbarie, ordonner une mesure dont cent mille, peut-être deux cent mille habitants sont devenus les victimes. Certes, on admire avec raison les citoyens généreux d'une ville libre qui s'ensevelissent sous leurs remparts, plutôt que de se soumettre à un odieux vainqueur. Là l'héroïsme est réel, l'admiration légitime. Mais dans la Moskovie! quelle que soit l'exaltation du dévouement fanatique des sujets à leurs czars, jamais la population d'une grande cité n'aurait conçu l'idée de se détruire elle-même, et de s'immoler, elle, ses vieillards, ses femmes et ses enfants, à l'orgueil d'un despote. Il y a là un maître qui commande le suicide, et des esclaves qui se tuent. Mais commander le suicide à deux cent mille esclaves, c'est ce que jamais le monde n'avait vu avant le règne d'un prince que ses contemporains ont loué, que l'histoire louera peut-être, comme un modèle de bonté et de douceur. Si du moins le doute était permis ! Mais le doute a cessé d'être possible quand les Russes

Wellington força la population de la plus riche des provinces de ce royaume de le suivre, et de s'enfermer avec lui dans les lignes de Torres Vedras, où elle périt de misère; mais là du moins la destruction, l'incendie, ne furent point exécutés par des mains portugaises.

-les plus jaloux de l'honneur de leurs souverains, loin de dissimuler l'origine de l'ordre exécuté par le gouverneur Rostopchin, prennent plaisir à en faire un mérite à l'empereur Alexandre.

Lorsqu'en 1838 on reçut en France la nouvelle qu'à Saint-Pétersbourg, dans la soirée du 17 décembre, le palais d'hiver était devenu la proie des flammes, un agent secondaire du cabinet russe à Paris, qui publia sur cet événement un écrit où il rappelait les scènes 1 antérieures dont ce palais avait été le théâtre, disait, en termes formels : « Ces murs ont vu les longues veilles et les soucis du chef de l'empire, dans ces jours mémorables de 1812, qui devaient décider des destinées de la Russie et de l'Europe, alors que le sort mettait son glaive et sa balance entre les mains d'Alexandre. C'est là que fut résolu le sacrifice de Moskou. » Ainsi, le sacrifice de Moskou a été l'effet d'une détermination réfléchie et méditée! Moskou, qu'eût respecté Napoléon, a été incendié par Alexandre 2! Ne pouvant empêcher son ennemi d'occuper cette ville, il a voulu, en la brûlant, dissiper en fumée le triomphe 3 du vainqueur.

Nous supprimons ici les descriptions pittoresques déjà épuisées par une foule d'écrivains, et le mugissement des flammes, et les torrents de lave courant de toutes parts, et les vapeurs brûlantes qui embrasent la respiration, et les nuages de fumée qui la suffoquent. Nous nous bornerons à dire que de six mille cinq cents maisons de bois que renfermait Moskou, quatre mille cinq cents à peu près disparurent; sur deux mille six cents maisons de pierre, il en subsista cinq cent vingt-six. Le Kremlin luimême était voué à la destruction: un Russe fut saisi y attachant la fusée fatale; une mort prompte l'en punit; mais, cernée par l'incendie prêt à l'envahir, la position ne pouvait plus être maintenue. Après une longue hésitation, Napoléon se résout à la quitter; il part, il marche au milieu des périls de toute espèce, ayant notamment à suivre et ensuite à dépasser un long convoi de poudre, dont une seule étincelle peut à chaque minute amener

'J'ai reçu cet écrit de la main même de l'auteur, le baron de Mayendorf, alors conseiller d'État et chambellan de l'empereur Nicolas, et depuis, ambassadeur à Berlin. * Si l'année 1812 a vu incendier une vieille capitale dans l'orient de l'Europe, l'année 1814 frappera du même malheur une capitale naissante dans le nouveau monde. Maitres un moment de la métropole américaine, les Anglais la livreront aux flammes, et s'attacheront surtout à la démolition des deux plus beaux édifices que l'architecture eût encore élevés aux ÉtatsUnis : le palais destiné au président, et le Capitole. C'est le général anglais Ross qui a brûlé Washington; ce n'est pas Napoléon qui a brûlé Moskou.

l'explosion. Le soir, il arrive au château de Pétrowski, château bâti par Pierre le Grand, à une petite distance de la barrière de Pétersbourg, d'où il contemple avec un sentiment douloureux le plus effrayant des spectacles.

Si Moskou lui refuse un quartier général, pourquoi n'irait-il pas en chercher un plus sûr à SaintPétersbourg? Ce projet est le premier qui se présente à son esprit. Il en croit l'exécution jusqu'à un certain point praticable; ou du moins, en dirigeant son avant-garde vers cette capitale, et en paraissant la menacer, il pourrait se replier contre Wittgenstein, qu'il prendrait à dos, rallier les armées du duc de Tarente, de Gouvion-Saint-Cyr, du duc de Bellune, et établir ses quartiers d'hiver dans les provinces lithuaniennes. Cette pensée de Napoléon était une pensée de salut, mais il eût fallu se remettre en marche sur-le-champ : l'armée était lasse, ses chefs plus las encore, et on ne parlait que de paix. Cédant à une déplorable influence, l'empereur luimême se laisse aller à croire que la paix n'est pas impossible; il se rappelle ses anciens rapports avec Alexandre; il imagine que tout sentiment d'affection n'est pas éteint dans le cœur de ce prince, et se persuade que sa voix le toucherait encore s'il pouvait la faire retentir jusqu'à lui. Rentré au Kremlin, il s'occupe à en chercher les moyens.

L'hospice des enfants trouvés a été préservé de l'incendie et du pillage par la garde que Napoléon 4 lui a fait donner dès le 14, à son entrée à Moskou. Le chef de cet hospice, le conseiller d'État Toutelmine, que le gouverneur Rostopchin avait laissé dans une complète ignorance de ses desseins, bénit dans l'empereur des Français la providence qui a sauvé les malheureux enfants confiés à ses soins; et comme il demande à en informer l'impératrice mère, protectrice de cet établissement, il s'empresse d'ajouter à sa lettre quelques mots sur la disposition où serait Napoléon de se réconcilier avec l'empereur Alexandre, si personne ne s'interposait entre eux. Deux jours après, Napoléon ne balança pas à faire une démarche plus directe.

3 Ut quatenus urbes eripi Romanis non poterat, triumphus arderet. FLORUS.

4 Napoléon, loin d'aggraver volontairement les souffrances du pays, a tout fait pour les diminuer. Lorsque, le 20 décembre 1812, il a dit au sénat qu'en proclamant la liberté des esclaves il pouvait armer la population russe contre elle-même, il disait vrai, Si les Russes le nient, des témoins plus désintéressés en conviennent. « Il n'est pas douteux, écrit Robert Wilson, » qu'on eût pu fomenter en Russie une guerre civile; » et ce fut Bonaparte qui rejeta les offres d'insurrection

» qu'on lui fit pendant qu'il était à Moskou,»

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