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DE L'AN MILLE

Et de son influence prétendue sur l'Architecture religieuse.

Les VIII et IXe siècles, étudiés dans les historiens qui en virent les agitations, offrent aux méditations de l'humanité un des plus tristes spectacles qu'on puisse trouver dans la vie des nations. Le sol de la Gaule envahi par les Arabes; les divisions entre les familles régnantes; le pillage et le renversement des monuments publics ruinés par les spoliateurs des cités conquises; les ravages des Normands qui, sans cesse repoussés, revenaient sans cesse et n'en exerçaient que mieux leur vengeance sur le sol et les monuments par le double fléau du feu et de l'épée. Toutes ces causes se liguèrent successivement ou à la fois pour ne laisser que des débris calcinés sur de nombreux emplacements des plus vastes édifices chrétiens. Le Xe siècle voit la France débarrassée de ces cruels dévastateurs qu'elle incorpore à la grande famille; mais les guerres intestines n'en durent pas moins, et il faut arriver jusqu'à la fin de cette période pour voir inaugurer avec le règne de

Hugues-Capet cette paix dont l'Église va profiter, en s'élançant vers la première époque de ses grandes réformes architecturales.

Ici nous venons nous heurter contre un fait qui nous semble avoir été pris fort souvent trop au sérieux, quant à certaines conséquences historiques accréditées parmi les savants. A les entendre, il faudrait se persuader que l'appréhension de la fin du monde avait alors paralysé tous les efforts. L'attente en aurait été si généralement répandue, que les artistes n'avaient plus de goût à rien, et que de toutes parts on renonçait soudain à des œuvres fatalement menacées par les inévitables bouleversements de cette catastrophe universelle'. En tout cela, un examen plus attentif des sources contemporaines peut faire aisément la part de la vérité et de l'erreur.

Il est bien vrai qu'aux approches de l'an 1000, et même un demi-siècle auparavant, une vieille donnée des millénaires fondée sur deux passages mal compris des chapitres xv et xx de l'Apocalypse, s'était réveillée en Europe. Mais il ne faut pas oublier qu'elle ne fut admise que par un certain nombre d'esprits plus crédules, comme on en voit toujours dans la foule des ignorants, et que les hautes intelligences combattaient ces craintes irréfléchies. Des prédicateurs purent bien s'en servir d'une manière plus ou moins positive, comme moyen de rappeler à la vertu ou d'y maintenir les fidèles. Des princes et des seigneurs dont nous connaissons les testaments ou donations adoptèrent parfois ces appréhensions

Cf. MM. de Caumont, Histoire de l'Architecture au Moyen-Age, p. 62 et suiv., in-8°, 1837. — Hucher. Sigillographie du Maine, dans le Bulletin monumental, tom. XVIII, p. 287 et 316. Batissier, Hist. de l'Art monup.

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20.

Ch.

mental, p. 468. L'abbé Crosnier, Iconographie chrétienne, Lenormand, note sur l'Hist. ecclés. de saint Grégoire de Tours, tom. 1 de la traduction de MM. Guadet et Taianne, etc. etc., p. 49 et 457, in-8o, 1838

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populaires jusqu'à en faire le protocole et la raison décisive de leurs pieuses générosités; mais on ne peut en conclure que ce fut alors une doctrine généralement acceptée, et surtout qu'elle le fut en des termes absolus et définitifs. Nous en avons une preuve dans Abbon, qui gouvernait alors la célèbre abbaye de Fleury ou Saint-Benoit-sur-Loire. Ce saint personnage raconte que dans sa jeunesse, c'est-à-dire vers 945, époque où il pouvait avoir vingt ans, il avait entendu prêcher dans la cathédrale de Paris l'avènement prochain de l'Antéchrist que devait suivre de près le jugement universel. C'était, dit-il, un bruit répandu partout, que le monde finirait quand l'Annonciation coïnciderait avec le Vendredi saint. » Or, cette rencontre se fit en 992, Pâques tombant le 27 mars, et les faux calculs tirés de l'Apocalypse établissant que la fin du monde aurait lieu pendant le cours de la troisième année qui suivrait, on aurait dû, semble-t-il, se tranquilliser après l'année 995. Mais le vague de la prophétie et la pensée persistante de l'année fatale tinrent les esprits en suspens et firent attendre encore. Abbon avait été chargé par Richard, abbé de Fleury, de réfuter ces bruits dangereux, lorsque, vers 962, on les avait vus s'accréditer de nouveau en Lorraine. Il y avait donc répondu en s'appuyant sur le livre de Daniel, sur les Évangiles et sur l'Apocalypse elle-même, dont il donnait l'explication adoptée par l'Église dans les écrits des Pères. Il renouvela cette opposition à ces rumeurs publiques lorsque, dans son Apologie, publiée peu de temps avant la fin du Xe siècle pour la défense de son orthodoxie, il indiqua au nombre des abus de cette époque ce qu'on pensait encore sur le même sujet. Nous

1 Abbonis apolog., in codice canon. Pithæi, p. 400.- Fleury, Hist. eccles., tom. vIII, p. 335, in-8°.

voyons par là combien les hommes graves s'éloignaient des superstitions populaires. Nous aurons bien d'autres témoignages si nous recherchons dans l'histoire les traces de célèbres constructions élevées ou refaites jusqu'à la fin de ce même X° siècle, alors surtout que le péril suprême devait sembler plus imminent. Pour peu qu'on veuille interroger les sources authentiques, on s'étonnera du crédit longtemps accordé à cette fabuleuse terreur de la fin du monde, qui n'a jamais dû frapper les esprits d'un découragement général, puisqu'à aucune époque peut-être on ne s'était plus adonné à fonder ou à restaurer les monastères, en France surtout, et en Allemagne. Pour être d'une irréprochable exactitude, nous avons voulu consulter un catalogue fidèle des établissements religieux qui furent dans notre pays l'objet de ce zèle fervent; sans poser nos limites au-delà de la seconde moitié du Xe siècle, nous marchons seulement de l'an 950 à l'an 1000: c'est la période où l'agitation dut se faire plus active; et dans ce cadre rétréci où il semble, à en croire tant d'échos éperdus, que le marteau et la truelle ne devaient plus travailler qu'à des cercueils, nous ne comptons pas moins de cent douze des plus illustres abbayes ou monastères divers construits ou réparés de toutes parts'. Dans ce nombre, nos infatigables Bénédictins en ont à eux seuls plus de soixante, et l'on sait que déjà ces studieux cénobites étaient des plus éclairés, partant des plus capables d'apprécier la valeur des idées populaires dans leur rapport avec l'Exégèse biblique. Ajoutons que sur quarante-huit de ces maisons dont on s'occupe ainsi dans le court intervalle des vingt dernières années du Xe siècle (de 980 à 1000), dix-sept s'élèvent ou dans le courant

'V. Annuaire historique de 1838, Liste des monastères avec la date de leurs fondations, donnée par M. de Maslatric, p. 66 et suiv.

même de cette millième année, ou à ses approches les plus immédiates, et portent dans les historiens cette note formelle: «Fondée vers l'an 1000. » Ces mêmes historiens mentionnent des constructions de monastères, jusque dans les cinq dernières années, où le mouvement est loin de se ralentir. Tels en 996 Notre-Dame d'Étampes, Saint-Frambourg de Senlis, Saint-Flour, qui devint plus tard un évêché; en 997, Ahun de Limoges et Saint-André de Villeneuve d'Avignon; en 999, Notre-Dame près Carcassonne, Nouffle-le-Vieux au diocèse de Chartres, Saint-Gervais et Saint-Protais de Mende. C'est encore lorsqu'on s'achemine à la fin de toutes choses que le diocèse de Poitiers voit naître, en 961, Saint-Liguaire près Niort, Airvault en 973, Saint-Léonard de Ferrière en 979, enfin Maillezais en 990. On osa aller plus loin, et quand l'année fatale se fut montrée sans amener le bouleversement attendu; quand, au dire des prophètes de malheur qui n'en voulaient pas démordre, un répit de deux ans et demi dut s'écouler encore entre le monde et son dernier jour, on n'hésita pas plus à bâtir pour cette courte jouissance. A Senlis, l'abbaye de Saint-Rieul, Saint-Vivant à Autun, Saint-Pierre de Generez près Tarbes, protestèrent à l'envi contre les scru pules communs ; d'autres s'exposèrent à un bail de dix-huit mois, car c'est en 1001 que la Touraine fonda le monastère de Preuilly et le Bigorre celui de Saint-Martin de Canigou. Voilà certes des preuves d'une remarquable sécurité. Elles expliquent nettement comment, parmi le grand nombre de chartes et autres actes publics du même temps venus jusqu'à nous, il est assez rare, quoiqu'on en dise, d'en voir qui invoquent la fin prochaine du monde pour motiver des donations ou autres œuvres pies: c'est presque toujours leur propre mort que les donateurs voient arriver; c'est dans la pensée de se racheter eux-mêmes qu'ils se montrent généreux envers

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