troubler son philosophique repos. Voltaire alors lui adresse une lettre où il lui représente combien le silence de sa part, est coupable dans cette circonstance. Thieriot, après un mois d'intervalle, écrit donc quelques mots équivoques où l'on voit sa crainte d'être lui-même engagé dans la bataille. << Vous cherchez, lui répondit Voltaire, à ménager << un monstre que vous détestez et que vous craignez. « J'ai moins de prudence je le hais, je le méprise et << je ne le crains pas, et je ne perdrai aucune occasion « de le punir. Je sais haïr parce que je sais aimer. Sa « lâche ingratitude, le plus grand de tous les vices, << m'a rendu irréconciliable. »> Donc l'auteur du Newtonianisme prit le parti de répondre lui-même à l'abbé Desfontaines; mais le misérable, heureux de se trouver en lutte avec M. de Voltaire, ne laissa point passer une si belle occasion de faire du bruit dans le monde. Il était rédacteur du Journal des Savants (le premier journal qui ait paru en Europe et qui avait eu pour fondateur, en 1672, un M. de Sallo). Cette feuille était employée par Desfontaines à défendre la religion et la morale: le pieux journal devait donc inventer calomnies sur calomnies contre le chef de la philosophie. Voltaire comprit alors avec effroi ce que c'est que d'avoir affaire, non pas à un homme (Desfontaines n'en méritait plus le titre à ses yeux) mais à une machine mise en action par une main méprisable, et qui, tous les jours, en tous lieux, à milliers d'exemplaires, répand la calomnie et sème la sottise. Que pensa-t-il lorsqu'il se vit, lui, Voltaire, l'auteur de Zaïre, forcé, par les machinations d'un abbé Desfontaines, de quitter encore une fois la France, d'abandonner la charmante retraite qu'il venait de bâtir, de fuir avec madame du Chatelet en Hollande ? Toutefois il ne tarda pas à obtenir justice des perfidies du gazetier. Il revint en France, et menaçant Desfontaines d'un procès criminel, il obtint de lui le honteux désavœu suivant, rédigé par le marquis d'Argenson et signé par-devant témoins, de la propre main de l'abbé Desfontaines : « Je déclare que je ne suis pas l'auteur d'un libelle <«< imprimé qui a pour titre la Voltairomanie, et que je <<< le désavoue en entier, regardant comme calomnieux << tous les faits qui sont imputés à M. de Voltaire dans <«< ce libelle, et que je me croirais déshonoré si j'avais «eu la moindre part à cet écrit, ayant pour lui les << sentiments d'estime dus à son talent et que le public «<lui accorde si justement. >> Ajoutons tout de suite, afin de n'avoir plus à revenir sur ce scandaleux personnage, que plus tard il désavoua son désaveu, et qu'il publia un nouveau libelle rempli des plus exécrables mensonges, invention d'une âme avilie. Voltaire y est accusé de lâches impostures, de fourberies, de honteuses bassesses, de vols publics et privés... Cette fois il n'y avait plus à répondre; Desfontaines s'était de lui-même couvert d'ignominie, l'attention se détourna de lui, et il mourut lorsque Voltaire n'avait que cinquante et un ans, et lorsque les applaudissements de l'Europe lui étaient pour toujours acquis. C'est cependant dans ce libelle de Desfontaines que les ennemis de Voltaire vont encore aujourd'hui chercher leurs arguments. XVI Voltaire est toujours à Cirey; cependant ses affaires et un procès que soutenait depuis longues années la maison du Chatelet, le contraignaient souvent de s'éloigner de la douce retraite. Émilie l'accompagnait toujours dans ces voyages. Leur procès les appela souvent à Bruxelles; Voltaire le dirigeait lui-même avec habileté, car il se rappelait très-bien son ancien métier de clerc de procureur. Il rédigeait les mémoires, recueillait les pièces favorables à la maison du Chatelet, et fit si bien, que le procès s'arrangea tout à fait à l'avantage de sa partie. Mais ce procès ne l'enleva point aux chères études sur Newton. Il continuait à peser du fer en fusion, à observer les astres, à répéter toutes les expériences célèbres alors parmi les physiciens et les naturalistes ; ou bien il recommençait à calculer les forces motrices. Mais il avait presque besoin d'en demander pardon à ses amis mêmes, Il écrit à Cideville: << Comptez que cette étude, en m'absorbant pour << quelque temps, n'a point pourtant desséché mon « cœur, comptez que le compas ne m'a point fait << oublier nos musettes. Il me serait bien plus doux « de chanter avec vous, hentus in umbra, formosam «resonare docens Amaryllida silvas, que de voyager « dans le pays des démonstrations; mais, mon cher << ami, il faut donner à son âme toutes les formes pos<«<sibles. C'est un feu que Dieu nous a confié, nous << devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus << précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous « les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de « son âme à toutes les sciences et à tous les senti<«<ments; pourvu que tout cela n'entre pas pêle-mêle, << il y a place pour tout le monde. Je veux m'instruire <<< et vous aimer. » XIIV Une des singularités dont on s'entretenait dans les premières années du séjour de Voltaire à Cirey, c'était le naissant royaume de Prusse et son roi FrédéricGuillaume. On faisait d'interminables contes sur son avarice, sur ses tonnes d'or et sur ses régiments de géants composés de soldats achetés au bout de l'Europe et de l'Asie. On parlait de son mobilier d'argent massif, mis en œuvre par des chaudronniers. On ra contait de ce monarque que lorsqu'il achetait un habit neuf, il faisait servir ses vieux boutons. Barbarie, entêtement, dureté dans tout le reste, jamais on n'avait entendu parler d'un tel Vandale sur le trône ; il n'était occupé qu'à toutes sortes d'exactions, de fraudes et de brocantages pour emplir ses tonnes, et à discipliner ses troupes. C'était pour tous ses sujets, pour ses ministres, pour sa famille même, un despotisme, une brutalité sans exemple. « Quand Frédéric-Guillaume, dit Voltaire, avait fait <«< sa revue, il allait se promener par la ville; tout le << monde s'enfuyait au plus vite. S'il rencontrait une <«< femme, il lui demandait pourquoi elle perdait son <«< temps dans la rue : Va-t'en chez toi, gueuse! une hon« nête femme doit être dans son ménage. Et il accompa«gnait cette remontrance ou d'un soufflet, ou d'un <«<coup de pied dans le ventre, ou de quelques coups << de canne. C'est ainsi qu'il traitait aussi les ministres «< du saint Évangile, quand il leur prenait envie d'aller « voir la parade. >> Ce roi avait un fils qu'il élevait à coups de bâton. Il est vrai que ce fils était encore plus singulier que son père; il était philosophe! il avait de l'esprit, du savoir, du goût pour les arts, faisait de petits vers français, de la musique italienne, etc. Le bruit courait qu'il avait promis, s'il venait au trône, de fonder un empire de philosophes. Mais, malheureusement, le roi son père avait déjà voulu (et très-sérieusement) lui faire couper la tête pour un petit projet de fuite en France. ou en Angleterre, lorsque ce prince n'avait encore que |