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injustice; d'où il pût vaincre tous les ennemis de la raison et de l'humanité (Ecr. l'inf.: écraser l'infâme, c'était son mot d'ordre). De là son ardeur à se ménager des alliés puissants. Son ambition était de faire entrer dans son plan quelques têtes couronnées. Il se souvenait aussi d'avoir vu des citoyens libres en Angleterre, et il eût été fier de fonder chez ses compatriotes cet ordre nouveau que malheureusement ils ne connaissaient pas.

Mais ce qu'il voulait fuir surtout, c'était la misérable profession d'homme de lettres : et ceci pour donner plus d'autorité à ses livres et pour augmenter leur action immédiate. Il sentait que l'homme de lettres, pour être pris au sérieux, doit avoir une base, doit être engagé dans les mêmes intérêts que la partie du public à laquelle il s'adresse. Les écrivains, suivant lui, pour avoir une influence profonde sur les peuples, devaient cesser de former une caste à part. Sans doute, pensait-il, un philosophe peut, sans sortir de sa chambre, se livrer, comme Malebranche ou Leibnitz, aux spéculations les plus hautes, mais le réformateur et le publiciste doivent être mêlés à tous les intérêts de la république.

Aussi raillait-il les politiques de cabinet. Il voulut donc que sa voix fût celle d'un citoyen et d'un riche négociant. Il recherche tout ce qui peut donner quelque importance à sa personne; les titres et la fortune à cause de cela lui plaisent.

En partant pour s'établirà Cirey, il chargea M. l'abbé Moussinot, trésorier du chapitre de Saint-Méry, de

diriger ses affaires à Paris : remboursements de créances, prêts sur hypothèques, rente sur l'hôtel de ville, placements divers, ventes, acquisitions, etc., etc.

Lui-même, devenu commerçant, ayant pris des actions nombreuses dans les fournitures de l'armée d'Italie, il vit sa part de bénéfices s'élever au delà de 600,000 livres (ce qui équivaut à plus d'un million de nos jours). Dans le commerce de Cadix, il a soin de n'aventurer ses fonds que par portions et sur plusieurs navires. Un seul fut pris, et les autres lui apportèrent des gains énormes.

Les hommes de lettres et messieurs de la noblesse étaient bien étonnés de voir l'auteur de Zaïre et de la Henriade devenu négociant. Ils furent assez sots pour n'apercevoir point d'autre cause à cela que l'avarice. L'avarice de M. de Voltaire devint le texte de cent libelles. Il répondit par des générosités, par des encouragements, aux jeunes poëtes, aux jeunes artistes; il les enrôlait dans sa petite armée philosophique.

Pour mieux connaître tout, il voulut avoir un intérêt dans tout. Presque point d'entreprise financière et commerciale où l'on ne le voie engagé ubiquité d'intérêts, d'études, de relations, qu'il le voulût ou non, cela était indispensable à son rôle, et il y était emporté.

On comprend que la solitude de Cirey, animée tout à coup par une activité semblable, ne tarda pas à devenir une sorte de caravansérail de la philosophie où se rendaient chaque jour des voyageurs de toutes sortes. On voulait voir auprès d'Emilie, cet homme

étrange à la fois poëte, philosophe, négociant, armateur. Madame du Chatelet donnait des fêtes: on organisa un théâtre, et bientôt tout le monde sut que Voltaire y jouait dans ses propres ouvrages; qu'il faisait Orosmane, qu'Émilie remplissait le rôle de Zaïre. On parlait aussi de la jolie habitation qu'ils s'étaient bâtie; les grands princes, disait-on, avaient plus de luxe, mais le château de Cirey était un temple érigé au goût, aux beaux-arts, à l'amitié. L'imagination aidant, on se croyait dans un palais enchanté. L'architecture était romanesque et pleine de magnificence. Çà et là des inscriptions en vers.

Aux pieds d'une statue, de l'Amour on lisait le célèbre distique :

Qui que tu sois, voici ton maître;

Il l'est, le fut, où le doit être.

C'est au milieu de cette vie d'études, de fêtes, d'entreprises commerciales, de procès, de maladies fréquentes, de persécutions et de fuites précipitées, qu'il trouva moyen, dans ses quinze ans de séjour à Cirey, de composer plus de cinquante ouvrages, parmi lesquels il faut compter, je ne dis pas des chefs-d'œuvre tels que Mahomet et Mérope, il les improvisait, mais des livres d'une érudition immense, l'Essai sur les mœurs, le Siècle de Louis XIV.

C'est là aussi qu'il commença d'étendre à toute la terre cette correspondance inouïe qui forme aujourd'hui la partie la plus volumineuse, la plus importante, la plus charmante de ses œuvres, la seule qui

n'ait pas vieilli. Ses œuvres littéraires, pour la plupart inspirées par le besoin du moment, empruntent à l'actualité même qu'il leur donnait à dessein, quelque chose d'éphémère; mais dans sa correspondance, dans cette incomparable causerie de soixante années, ce n'est plus œuvre de poëte, œuvre de philosophe ou d'artiste, c'est l'âme aimante, émue, passionnée, qui a fait de l'homme un philosophe, un poëte et un artiste. Qu'il me soit permis de citer une seule de ses lettres ; elle est toute simple, elle est adressée à Thieriot, mais elle nous montre comment Voltaire aimait ses amis.

Thieriot, devenu célèbre par ses relations avec l'auteur de Zaïre et des Lettres philosophiques, se voyait partout accueilli, fêté; il s'était donc, quoique sans fortune, accoutumé à mener une vie oisive de soupers en soupers chez ses amis. Voltaire, rougissant pour lui et craignant l'avenir, plusieurs fois lui avait trouvé des emplois honorables, mais il en ajournait sans cesse l'acceptation. Ce n'était plus le charmant Thieriot d'autrefois, si noble, si délicat. Trop de folies avaient flétri son âme ! Il avait dissipé quatre-vingts souscriptions de la Henriade, dont il avait été dépositaire ; cependant Voltaire lui laissait encore le profit de plusieurs de ses ouvrages (profit considérable): il eût ainsi celui des Lettres philosophiques. Mais l'auteur de ces lettres y mit pour condition, afin de n'avoir pas l'air de lui faire une aumône, qu'il serait son correspondant à Paris, qu'il le tiendrait au courant des plus importantes nouvelles... Malgré cela, Thieriot n'écrivait même pas à Voltaire, il laissait paraître contre lui

d'odieuses calomnies sans même l'en prévenir. Voltaire lui écrivit donc :

« .... Je ne vous reproche point de souper tous les « soirs avec M. de la Poplinière, je vous reproche de << borner là toutes vos pensées et toutes vos espé<«<rances. Vous vivez comme si l'homme avait été créé << uniquement pour souper, et vous n'avez d'existence « que depuis dix heures du soir jusqu'à deux heures <«< après minuit. Il n'y a soupeur qui se couche ni « bégueule qui se lève plus tard que vous. Vous restez « dans votre trou jusqu'à l'heure des spectacles à << dissiper les fumées du souper de la veille; ainsi vous << n'avez pas un moment à penser à vous et à vos amis. << Cela fait qu'une lettre à écrire devient un fardeau « pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre. Et «< vous avez encore la bonté de vous faire illusion au << point d'imaginer que vous serez capable d'un emploi « et de faire quelque fortune, vous qui n'êtes pas <«< capable seulement de vous faire dans votre cabinet << une occupation suivie, et qui n'avez jamais pu << prendre sur vous d'écrire à vos amis, même dans les << affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous << me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés; «< qu'est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre «jeunesse, vous deviendrez bientôt vieux et infirme; « voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous « préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, « indépendante. Que deviendrez-vous quand vous << serez malade et abandonné? Sera-ce une consolation << pour vous de dire : J'ai bu du bon vin de Champagne

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