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la joie, de l'oppression bigote des dernières années du règne précédent. Les prêtres eux-mêmes semblaient renoncer à l'hypocrisie et devenaient franchement libertins; ils portaient des ponpons, fredonnaient le couplet à Chloris ; à l'heure des petits soupers, on les voyait d'un pas empressé cheminant dans les rues, et le peuple chantait :

Où allez-vous, monsieur l'abbé?

Évêques et cardinaux ne se distinguaient plus par leurs sermons ou par leurs mandements, mais par des chansons.

Arouet eût l'air de supporter gaiement le bruit de son aventure: mais au fond cette célébrité était peu de son goût, car il ne partageait qu'à demi cette folie générale de la nation française: aussi supplia-t-il son père de le laisser partir pour l'Amérique. Il voulait s'éloigner de ce monde frivole. Mais son père le retint à Paris et le força d'entrer dans une étude de procureur, chez Me Alain, rue Perdue, près de la place Maubert.

Malgré son goût pour les vers, il ne laissa pas de s'initier parfaitement aux détails de la procédure; et nous verrons que plus tard il s'en souviendra très-bien. Le jeune légiste reparaîtra dans les grands procès où soixante ans plus tard seront vaincus juridiquement le fanatisme et la barbarie.

Le jeune et pétulant Arouet néanmoins ne pouvait guère, avec des tragédies dans la tête, s'en tenir longtemps aux occupations de clerc de procureur.

Un ami de son père, M. de Caumartin, intendant des finances, obtint de le faire sortir de chez Me Alain et de l'emmener quelque temps à la campagne dans son château de Saint-Ange.

Avant de partir, on lui avait enjoint de réfléchir dans cette retraite sur le choix d'un état; mais heureux de goûter pour la première fois un peu de liberté au milieu de cette famille aimable, il se remit aux vers et réfléchit à des sujets de poëmes. Il se plaisait à entendre le père de M. de Caumartin lui parler de Louis XIV, de la Fronde, de la Ligue et de Henri IV. Le pacificateur des troubles religieux devint tout naturellement le héros de notre jeune poëte; mais ce qu'il ne pouvait point se lasser d'entendre, et ce qu'il entendait pourtant avec horreur, c'étaient les détails sur la Saint-Barthélemy. Il se sentait véritablement poëte pour flétrir ces atrocités. Un poëme épique composé dans ce but lui parut une œuvre digne de la France, il osa l'entreprendre: il lisait et relisait l'Enéide. Virgile avait mis son principal récit dans la bouche d'Enée racontant à Didon la ruine de Troie; dans le poëme de Voltaire, Henri IV racontera à Elisabeth les massacres de Paris. Il imitait le cadre de son œuvre avec une naïveté enfantine; mais rien de plus nouveau que le fond du sujet. Virgile, Homère, Milton, le Tasse, l'Arioste, ne nous avaient transmis que trop de récits de batailles; comment, après eux, par de semblables récits, nous émouvoir encore? En nous prenant par un point où nous devenions sensibles au dix-huitième siècle, l'horreur du fanatisme.

Toutes les épopées jusque-là avaient été le chant exclusif d'un peuple; une seule nation, une seule religion y était célébrée. L'ennemi, celui contre lequel on y perpétuait la haine, c'était un autre peuple. Mais la Henriade, malgré ses enfantillages de forme, était le premier poëme que la terre entière pût adopter tout esprit de haine entre les nations y avait disparu; l'ennemi, dans l'épopée nouvelle, était l'ennemi de tous. les peuples, c'était le fanatisme. Henri IV, symbole de l'ordre social et de la tolérance, y devint le héros nonseulement de la France, mais du genre humain : aussi verrons-nous la Henriade devenir à son apparition un livre européen, qui fera de son auteur l'homme de l'Angleterre, de l'Italie, de la Prusse et de la Russie autant que la France; et ce genre de succès fut nouveau comme l'était.le poëme.

Une œuvre épique entreprise à vingt ans eût effrayé tout autre que lui; mais il y travaillait avec une ardeur qui étonnait ses hôtes. Jamais sans doute il ne s'était fait, dans une œuvre sérieuse, de tels prodiges d'improvisation chaque jour il en lisait quelques fragments nouveaux chez M. de Caumartin. La nuit, dans ses rêves, il voyait les principaux épisodes de son poëme, et, chose singulière, qui montre combien son esprit avait été frappé de la Saint-Barthélemy (car là était tout le sujet de l'œuvre), le deuxième chant, que depuis il y ait rien changé, fut écrit d'un seul

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jet, au sortir d'un songe où, comme Dante, il avait tout vu.

III

Cependant Louis XIV venait de mourir. Satires, chansons, mémoires, protestations et malédictions partaient de toutes les classes contre le monarque défunt. I parut une pièce dont presque tous les vers commençaient par J'ai vu, et qui se terminait par celui-ci :

J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.

On ne manqua pas de l'attribuer à Voltaire, qui ne la connaissait même pas, et qui eut le chagrin, l'ayant lue, de la trouver détestable. Ces vers sans art, prétentieux et pesamment rimés, ne pouvaient que compromettre sa réputation littéraire. Son dépit fut extrême; mais là ne devaient pas finir ses tribulations, car sur l'accusation d'avoir fait ces vers, il fut, au milieu de la nuit, très-poliment enlevé de son lit par des archers royaux et mis à la Bastille.

Il y continua tranquillement sa tragédie commencée et son poëme de la Ligue. La cause de son arrestation lui était à peine connue; mais il avait trop d'amis sur lesquels il comptait, pour ne pas espérer que la liberté ne lui fût rendue bientôt; d'ailleurs il eût avoué volontiers que quelques instants de solitude et de silence ne lui étaient pas nuisibles pour achever son poëme,

pour réfléchir et se reconnaître lui-même au milieu des folies de son temps. Hélas! il avait vécu, jusque-là, dans les plaisirs, ayant pour compagnons des jeunes seigneurs, des beaux esprits, de jolies actrices, des abbés galants: l'abbé Servien, l'abbé de Bernis, plus tard cardinal et qui fut célèbre par ses chansons; l'abbé de Voisenon, l'abbé de Bussy, depuis évêque de Luçon, connu par ses galanteries; l'abbé Courtin, l'abbé de Breteuil, agréable poëte; l'abbé de La Faye, l'abbé de Chaulieu. Mais tout ce monde brillant et futile ne lui suffisait pas; il y avait en lui d'autres besoins à satisfaire que ceux du plaisir; il sentit qu'un peu de retraite ne ferait que fortifier sa pensée. Les plus beaux endroits de la Ligue et de la tragédie d'Edipe furent écrits pendant sa captivité; il y composa même la très-jolie pièce intitulée la Bastille.

Pendant que dans sa prison il composait la Ligue, quel était chez nous l'état de la poésie? Boileau, le patriarche de la littérature, venait de mourir à l'âge de soixante-quinze ans, accablé d'infirmités et de tristesse, ayant vu jeter au vent les cendres de ses amis de Port-Royal. J.-B. Rousseau était en exil pour des scandales oubliés de nos jours aussi bien que ses poésies, mais qui alors le couvraient d'opprobre. Fontenelle, resté longtemps dans la littérature frivole, dans les puérilités de ses Lettres galantes et de ses bergeries, avait, il est vrai, commencé de diriger le public lettré vers la voie scientifique, mais il ne s'était point dégagé encore en physique des imaginations de Descartes. En poésie, Chaulieu et la Fare, malgré leur

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