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loi, prélevait sur toute l'Europe des sommes considérables, quelquefois par an plus de 34 millions, dont la France, elle seule, payait environ le tiers. L'Angleterre tirait donc de nous jusqu'à 10 millions en une seule année, tandis qu'un demi-siècle avant elle était tributaire de l'industrie française, qui tirait d'elle plus de 8 millions chaque année par la balance du commerce. Les manufactures de soies, de toile, de glaces, de cuivre, d'airain, d'acier, de papier, de chapeaux même, manquaient aux Anglais. La révocation de l'édit de Nantes leur avait donné ces nouvelles industries; aussi, en 1687, la nation anglaise, sentant de quel avantage lui seraient les ouvriers français réfugiés chez elle, leur donna 1,500,000 francs d'aumônes et nourrit 13,000 de ces nouveaux citoyens dans la ville de Londres, aux dépens du public, pendant une année entière.

L'exportation faisait donc la fortune de l'agriculture anglaise; mais il en résultait en même temps une plus-value considérable pour la propriété. Observons qu'alors (précisément au contraire de ce qu'on voit aujourd'hui) la propriété était très-divisée en Angleterre, tandis qu'elle appartenait en France presque toute aux seigneurs et aux moines. Aussi, lorsque nos paysans tout nus, tout noirs, mourants de faim,' poursuivis jusque dans les bois par les agents du fisc comme bêtes de chasse, n'osant donner l'essor à leur industrie, dans l'appréhension que le fruit de leur travail ne leur fût emporté par un surcroît d'impôt; lorsque, dans cet état, ils menaçaient de laisser périr

avec eux le sol même de la France, qui, chaque année, perdait de sa fertilité, l'Angleterre, dans ses campagnes, sous les yeux même de Voltaire, était un charmant pays de cottages, de métairies, de petites fermes bien cultivées, où l'on retrouvait la vie patriarcale, la liberté, l'abondance, la famille heureuse et active. Aussi avec quel enthousiasme il écrit : « En Angle<< terre, le paysan n'a point les pieds meurtris par des « sabots; il mange du pain blanc, il est bien vêtu, ne « craint point d'augmenter le nombre de ses bestiaux «<ni de couvrir son toit de tuile, de peur que l'on ne « hausse les impôts l'année d'après. On y voit beau<«<coup de paysans qui ont environ 5 ou 600 livres ster«<ling de revenu, et qui ne dédaignent pas de conti«nuer à cultiver la terre qui les a enrichis et dans << laquelle ils vivent libres.»>

Il oppose avec joie cet exemple de la prospérité d'un peuple délivré d'entraves aux tyrannies mesquines qui, en France, mettaient obstacle, au développement de l'agriculture et de l'industrie.

A Londres, liberté entière d'acheter, de vendre, de transporter, d'exporter; en France, rien n'effrayait plus que cette liberté. De peur qu'elle ne se fit un peu jour, on voyait s'augmenter une armée de faquins plus nombreuse que celle d'Alexandre, destinée à entraver tous les rapports des citoyens entre eux :

Inspecteurs des boissons, inspecteurs des boucheries, greffiers des inventaires, contrôleurs d'amendes, inspecteurs des cochons, péréquateurs de tailles, mouleurs de bois à brûler, aides à mouleurs, empileurs de

bois, déchargeurs de bois neuf, contrôleurs de bois de charpente, mesureurs de charbon, cribleurs de grains, inspecteurs des veaux, langueyeurs de porcs, contrôleurs de volailles, contrôleurs de beurre salé, jaugeurs de tonneaux, essayeurs d'eau-de-vie, essayeurs de bière, rouleurs de tonneaux, débardeurs de foin, planchéieurs, débardeurs, auneurs de toile, inspecteurs des perruques, etc., etc.

Armée bizarre, dont le dénombrement nous fait rire, mais dont l'existence alors faisait couler les larmes.

On peut ajouter que Voltaire naturellement aimait le commerce; lui-même, à Londres, fit des spéculations heureuses, plaça des fonds sur la mer du Sud, et commença cette fortune qui, plus tard, devint considérable. Le souvenir du spectacle que lui avait offert Amsterdam, celui qu'il voyait à Londres, lui faisaient désirer, ainsi qu'à Montesquieu et à tous les penseurs de l'époque, que le monde entier s'ouvrît au négoce et à l'industrie cela, pensait-il, vaut bien la guerre et les moines. Il ne rêvait plus que de navires expédiés sur toutes les mers, que création de manufactures.

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Il aimait le commerce, parce qu'il espérait que, par lui, tant de peuples divers, se mêlant ensemble, apprenant à se connaître, perdant leurs préjugés de nation et confondant leurs intérêts dans un intérêt commun, seraient peut-être conduits à la tolérance. « Qu'à la << Bourse d'Amsterdam, de Londres ou de Surate, dit-il, « le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déi«< cole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien

« romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, << trafiquent ensemble; ils ne lèveront pas le poignard << les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur << religion. >>

Qu'eût-il donc dit s'il eût pu prévoir l'essor de l'industrie un siècle après lui et les communications féeriques des peuples entre eux, la navigation à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, le téléphone, etc.?

« L'esprit du commerce, écrivait Montesquieu, est de porter à la paix. » Voltaire néanmoins vit très-bien qu'en attendant cette paix (tant rêvée de son temps par l'abbé de Saint-Pierre), le commerce allait devenir de nation à nation l'arme de guerre la plus redoutable. << C'est uniquement, dit-il, parce que les Anglais sont << devenus négociants, que Londres l'emporte sur << Paris par l'étendue de la ville et le nombre des «< citoyens; qu'ils peuvent mettre en mer deux cents. << vaisseaux de guerre et soudoyer des rois alliés. » Voilà pourquoi, dans une ville, il préférait toujours un négociant à un prince.

Ce qui lui plaisait encore en Angleterre, et ce qu'il désirait voir s'étendre à d'autres pays, ce fut cette liberté de la presse, ce fut ce parlement, où huit cents personnes avaient le droit de parler en public et de soutenir les intérêts de la nation; ce fut la loi du jury, le droit accordé à tout citoyen d'avoir un avocat pour le défendre, et celui accordé à tout étranger d'exiger que la moitié du jury fût composé d'hommes de sa nation; ce fut le respect de la propriété, le respect des

personnes. A Londres, la fantaisie des ministres et même du monarque était impuissante à faire arrêter un citoyen sans l'intervention préalable de la justice et de la loi.

<< Cela s'appelle des prérogatives, dit-il, et, en effet, «< c'est une très-grande et très-heureuse prérogative, << par-dessus tant de nations, d'être sûr en vous cou<«< chant que vous vous réveillerez le lendemain avec <«< la même fortune que vous possédiez la veille; que << vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme, << de vos enfants, au milieu de la nuit, pour être con«< duit dans un donjon ou dans un désert... >>

Lorsqu'il écrivait ces lignes, lui-même était exilé de France; il n'y avait conservé de relations qu'avec Thieriot. Il lui écrivait en anglais ses observations, ses réflexions sur le gouvernement, sur les mœurs, sur la littérature et sur la philosophie. Thieriot ne manquait pas de communiquer partout ces détails. Les beaux esprits de France étaient déjà tout émus, en divers sens, d'apprendre qu'il existait à quelques lieues de leurs côtes un royaume sans moines, sans pape, sans prêtres célibataires; un royaume où la nation, représentée par ses membres les plus illustres, élus librement par elle, avait su régler et contenir le pouvoir royal, le despotisme des nobles, l'ambition du clergé, la turbulence des factions.

Que de gens tremblaient déjà, en France, au bruit de ces nouvelles !

Quant à Voltaire, son admiration pour la constitution anglaise ne l'aveugla pas et ne l'empêcha pas de

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