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Peu de temps après son installation, Voltaire avait recueilli chez lui la petite-nièce de Corneille : il la marie plus tard à un gentilhomme de son voisinage, la dote magnifiquement, se crée par elle une famille, un gendre, des petits-enfants. Tout cela vit à Ferney et embellit l'existence du patriarche. Rien de plus naïf, de plus caressant, de plus gai que la petite-nièce du grand tragique. Voltaire la surnomma Cornélie Chiffon. Le mot de bonne enfant semble avoir été fait pour elle, dit-il; elle rit, chante, sautille, souffre quelquefois, caresse le patriarche, son mari, ses enfants. Une petite sœur du mari vient se joindre aujeune ménage; le vieux philosophe, tout réjoui, écrit à ses amis: << Me voilà donc grand-père ! » On voit qu'il s'entoure, qu'il s'enveloppe avec bonheur de cette famille innocente. Ce petit monde est pour lui une preuve permanente de la bonté humaine. Tous vivent libres au château de Ferney. Tous ont appris du patriarche à mépriser les préjugés; ils jouissent, au sein de la philosophie, de tout le bonheur qu'il est possible à l'homme qui goûte ici-bas. Quelque temps après l'adoption de Cornélie Chiffon, vint encore l'adoption de Belleet-Bonne, fille d'un gentilhomme sans fortune du canton de Gex, que Voltaire dota et maria comme Cornélie.

Affermi dans sa raison et dans sa force par les cinq années qu'il vient de vouer à la défense de deux familles malheureuses, sa sérénité augmente, il aperçoit avec joie les destinées futures du genre humain, et, jusque dans ses lettres le plus familières, il les annonce avec assurance à ses amis. Il a été pendant cinq années le souverain pontife de l'humanité, sa récompense est d'en devenir le prophète.

Le 2 avril 1764, il écrit au marquis de Chauvelin :

<< Tout ce que je vois jette les semences d'une révo<«<lution qui arrivera immanquablement, et dont je << n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arri« vent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière << s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on «< éclatera à la première occasion; et alors ce sera un «beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils << verront de belles choses. >>

Le 17 juin de la même année, il écrit aux d'Argental :

.....

Les écailles tombent des yeux; le règne de la vérité est proche. Mes anges, bénissons Dieu. »>

Son esprit s'habitue de jour en jour aux pensées les plus pures, les plus élevées; et les hauteurs les plus sublimes de l'âme deviennent pour lui régions familières. Il écrit à madame du Deffant (19 février 1766):

« ..... Au milieu de quatre-vingts lieues de neige, «< assiégé par un très-rude hiver, et mes yeux me refu« sant le service, j'ai passé tout mon temps à méditer.

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Ne méditez-vous pas aussi, madame? Ne vous << vient-il pas aussi quelquefois cent idées sur l'éter«< nité du monde, sur la matière, sur la pensée, sur << l'espace, sur l'infini ? »

Jusqu'à cette époque, il avait partagé un peu les dédains de l'aristocratie pour le peuple; mais depuis qu'il a vu de pauvres artisans eux-mêmes pleurer de、 joie à la réhabilitation des Calas, il s'élève au-dessus de cette ancienne injustice; faut-il ajouter que son nom est devenu si populaire depuis le procès Calas, qu'il a, en ce moment, la joie de voir jusqu'aux ouvriers de Genève lire ses derniers ouvrages. Un nouvel élargissement de son âme fut sa récompense d'avoir mis toutes les classes en communion par le Traité sur la tolérance. Il écrit à quelqu'un qui s'effraye de voir le peuple s'instruire :

<< Non, monsieur, tout n'est point perdu quand on << met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un es<< prit. Tout est perdu, au contraire, quand on le traite <«< comme une troupe de taureaux; car tôt ou tard ils vous << frappent de leurs cornes. >>>

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Heureux désormais et sûr d'avoir vaincu, il retourne aux amusements poétiques; les charmants contes, 1hélème et Macare, les Trois manières, sont de cette époque; mais sa vraie récréation, au milieu de cette complication de travaux et d'affaires, fut de reprendre les jeux du théâtre, négligés depuis si longtemps: il écrit, en quelques jours, le Triumvirat, moins encore pour se donner les joies d'une tragédie que pour écrire en notes une Histoire des proscriptions.

<< Elles commencent, dit-il, par celles des Hébreux et << finissent par celles des Cévennes. La tragédie n'est «< faite que pour amener ce petit morceau. » (Lettre à Damilaville, 2 janvier 1767.)

Comme cette pièce était sans amour, il ne voulut pas qu'elle fût représentée sur d'autre théâtre que celui de Ferney. Il y avait pourtant un admirable monologue de Sextus Pompée :

D'où vient que l'univers est fait pour les Césars?

Il était charmé de se faire à Ferney des divertissements qui ne se pouvaient reproduire ailleurs cela faisait affluer chez lui les voyageurs de tous les pays et le tenait comme au centre du monde. Il serait curieux et plaisant de le suivre dans la série d'inventions qu'il imagina pour faire de sa colonie un lieu de pèlerinage universel. Toutes les grandes dames, comme on sait, tous les désœuvrés de l'Europe passaient agréablement leur temps à être malades aux eaux de Plombières, de Bonnes ou Vichy; il y avait aussi parmi eux sans doute de véritables malades. Voltaire imagina de faire à Tronchin une réputation éclatante parmi tous les princes et riches de l'Europe; aussi venait-on à Genève, comme en Épidaure; et de Genève, comment ne pas aller rendre ses hommages à l'auteur de Zaïre?

C'est ainsi qu'il fit de sa maison un caravansérail de libres penseurs; l'Europe savante se donnait là rendezvous parmi les princes, ministres, ambassadeurs...

Table mise et salon tous les jours! mais le maître y paraissait peu. On avait fait trois ou quatre cents lieues pour le voir, on séjournait un mois à Ferney, buvant et mangeant à sa table, sans que quelquefois il parût un instant. Madame Denis, la petite Corneille, son mari Dupuits, l'aimable neveu Florian, faisaient les honneurs, tiraient des feux d'artifice, donnaient le bal; mais M. de Voltaire était au lit, gardait la chambre, et M. Tronchin, disait-on, avait défendu qu'il vit personne. Un monsieur Guibert, jeune officier de mérite, auteur d'un livre sur la tactique, qui l'attendait ainsi depuis quinze jours, vivant chez lui sans le voir, s'avisa. de lui faire remettre par un des domestiques qui l'approchaient, un billet en vers, ainsi conçu:

J'espérais en ces lieux voir le Dieu du génie,
L'entendre, lui parler et m'instruire en tout point;
Mais semblable à Jésus dans son Eucharistie,
On le mange, on le boit, et l'on ne le voit point.

Voltaire, enchanté, reçut M. Guibert, causa avec lui dans sa chambre une journée entière; ils parlèrent de toutes choses, mais principalement de l'art de la guerre, et cette entrevue avec le jeune officier nous valut tout de suite le joli conte en vers intitulé: La Tactique, dans lequel Voltaire l'immortalisa lui et son livre.

C'est, du reste, l'époque où il va écrire en prose ce terrible roman révolutionnaire: L'Homme aux quarante écus, c'est l'époque où il va écrire en vers le conte intitulé les Finances, qui, tout à coup, on ne sait comment, va se trouver dans toutes les mains et cau

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