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épouvanté, n'a que le temps de fuir avec toute sa famille malade. Ils marchent à pied, dénués de tout secours, à travers des montagnes escarpées, alors couvertes de neige. Une de ses filles accouche parmi les glaçons; et, mourante, elle emporte son enfant mourant dans ses bras; ils prennent enfin leur chemin vers la Suisse. »

(Voltaire, Lettre à Damilaville.)

Où vont-ils ? sinon vers le lieu sacré devenu l'asile de tous les malheureux? Ils vont à Ferney.

« Le même hasard qui m'amena les enfants de Calas veut encore que les Sirven s'adressent à moi. Figurez-vous, mon ami, quatre moutons que des bouchers accusent d'avoir mangé un agneau ; voilà ce que je vis. Il m'est impossible de vous peindre tant d'innocence et tant de malheurs... >>

Arrivés à Ferney, la première nouvelle qu'ils apprirent, c'est que le père et la mère sont condamnés au dernier supplice, et que les deux sœurs, déclarées également coupables, sont bannies à perpétuité; que leur bien est confisqué, et qu'il ne leur reste plus rien 'au monde que l'opprobre et la misère.

Pour les sauver, il n'y avait qu'un moyen, c'était qu'ils retournassent au milieu même des juges de Toulouse purger leur contumace et se présenter, afin d'être jugés en personne; mais, qui assurait que la mort ne serait pas de nouveau prononcée ! Pouvait-on espérer que les parlements céderaient toujours à la voix de Voltaire ? Déjà ils parlaient de l'atteinte portée à leurs prérogatives par ces appels à l'opinion publi

que et à l'autorité royale; Voltaire craignait, de son côté, que l'attention publique ne refusât de le suivre deux fois de suite sur un même terrain.

Il y avait d'ailleurs un autre écueil, très-grave en ce siècle Sirven avait peu d'esprit; il était si faible de tête, si abattu par son malheur, qu'il ne faisait plus que pleurer; à peine en pouvait-on tirer les éclaircis sements nécessaires à sa propre défense. Il était donc à craindre que l'on s'intéressât peu à un homme qui savait si mal se recommander de sa propre personne. On sent l'inquiétude de Voltaire de ce côté : il écrit à son avocat, M. Elie de Beaumont, qui avait plaidé pour les Calas et qui devait défendre aussi la cause de Sirven: « Vous ne trouverez peut-être pas dans ce malheureux père de famille la même présence d'esprit, la même force, les mêmes ressources qu'on admirait dans madame Calas. J'ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence et l'iniquité du juge subalterne qui l'a condamné à la mort, et qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu'on appelle amis, n'osait lui écrire, tant le fanatisme et l'effroi s'étaient emparés de tous les esprits.

«Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi; l'une de ses filles, près de succomber au désespoir; un petit-fils, né au milieu des glaces et infirme depuis

sa malheureuse naissance; tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa tête. Il ne fait que pleurer... >>

Mais aucun de ces obstacles ne l'arrête, il faut qu'il sauve les Sirven, comme il a sauvé les Calas. Le voilà donc à soixante et onze ans qui recommence pour ces nouvelles victimes du fanatisme ce qu'il a fait pour les premières. S'il n'agit plus par le soulèvement de la conscience publique, il agira en intéressant à cette cause les princes, les rois, les gouvernements, qui tous d'ailleurs sont jaloux de s'illustrer avec lui et de se préparer une part dans les applaudissements qu'il va de nouveau soulever. L'impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, le roi de Danemark, le gouvernement de Berne, le landgrave de Hesse, la duchesse de Saxe-Gotha, la princesse de NassauSaarbruck, la margrave de Baden, la princesse de Darmstadt, etc., envoient publiquement leurs offrandes à cette famille et prennent parti pour elle; Voltaire ne manque pas, par la bouche éloquente de M. de Beaumont, de faire résonner ces noms augustes aux oreilles des juges. Le roi de France ne peut se prononcer avant que son parlement n'ait rendu un arrêt définitif. Mais dans cet élan généreux des têtes couronnées, il ne peut rester en arrière, et accorde solennellement aux Calas réhabilités une gratification de trente-six mille livres.

Quant à Voltaire, grâce à sa charité ingénieuse, il sait persuader au parlement de Toulouse lui-même, qu'il mettra toute son attention à éviter l'éclat dans

cette nouvelle affaire, qu'il ne fera pas appel à l'opinion publique, qu'il laissera à la conscience des juges de proclamer les premiers l'innocence de cette famille malheureuse, et il leur laisse entrevoir admirablement que ceci est un moyen pour eux de se réhabiliter eux-mêmes aux yeux du public et de reconquérir leur autorité compromise. Le conseil royal s'est couvert de gloire en cassant le jugement des Calas; ils peuvent acquérir la même gloire à leur tour, en jugeant équitablement les Sirven.

Qu'on me permette de citer la lettre qu'il adresse à l'un des juges mêmes qui avaient condamné la famille Sirven par contumace et devant qui elle devait reparaître.

<< Monsieur,

« Ferney, 19 avril 1765.

« Je ne vous fais point d'excuse de prendre la liberté de vous écrire sans avoir l'honneur d'être connu de vous. Un hasard singulier avait conduit dans mes retraites, sur les frontières de la Suisse, les enfants du malheureux Calas; un autre hasard y amène la famille Sirven, condamnée à Castres, sur l'accusation ou plutôt sur le soupçon du même crime qu'on imputait aux Calas.

« Le père et la mère sont accusés d'avoir noyé leur fille dans un puits par principe de religion. Tant de parricides ne sont pas heureusement dans la nature humaine; il peut y avoir eu des dépositions formelles contre les Calas, il n'y en a aucune contre les Sirven. J'ai vu le procès-verbal, j'ai longtemps interrogé cette

famille déplorable; je peux vous assurer, monsieur, que je n'ai jamais vu tant d'innocence accompagnée de tant de malheurs; c'est l'emportement du peuple du Languedoc contre les Calas qui détermina la famille Sirven à fuir dès qu'elle se vit décrétée. Elle est actuellement errante, sans pain, ne vivant que de la compassion des étrangers. Je ne suis pas étonné qu'elle ait pris le parti de se soustraire à la fureur du peuple, mais je crois qu'elle doit avoir confiance. dans l'équité de votre parlement.

« Si le cri public, le nombre des témoins abusés par le fanatisme, la terreur et le renversement d'esprit qui put empêcher les Calas de se défendre, firent succomber Calas le père, il n'en sera pas de même des Sirven; la raison de leur condamnation est dans leur fuite. Ils sont jugés par contumace, et c'est à votre rapport, monsieur, que la sentence a été confirmée par le parlement.

« Je ne vous célerai point que l'exemple de Calas effraie les Sirven et les empêche de se représenter. Il faut pourtant qu'ils perdent leur bien pour jamais, ou qu'ils purgent leur contumace, ou qu'ils se pourvoient au conseil du roi.

<< Vous sentez mieux que moi combien il serait désagréable que deux procès d'une telle nature fussent portés dans une année devant Sa Majesté, et je sens comme vous qu'il est bien plus convenable et bien plus digne de votre auguste corps que les Sirven implorent votre justice. Le public verra que, si un amas de circonstances fatales a pu arracher des juges l'arrêt

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