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<< Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez; en dehors, la peau l'avait mieux garantie, et empêchait la totale séparation; quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très-gros, le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi trèsenflé, et qu'une contusion forte et douloureuse empêchait totalement de plier. Mais, avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là.

« Voilà très-fidèlement l'histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris, tellement changée et défigurée, qu'il était impossible d'y rien reconnaître... >>

(Rêveries du Promeneur solitaire, première et seconde promenades.)

XLIX

Voilà ce qu'avaient fait de Rousseau à soixante-quatre ans le rêve et la contemplation; - de plus en plus solitaire et mélancolique, il va devenir farouche et sauvage

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jusqu'à la folie. Mais retournons à Ferney, nous y retrouverons le patriarche non pas en plein rêve mais en pleine action.

Toute sa vie Voltaire avait soutenu que l'homme est né pour agir; dans la réfutation si sensée qu'il avait faite autrefois de Pascal il avait défendu l'action; dans le Candide, écrit en réponse aux doctrines de JeanJacques, il avait soutenu que si l'homme avait été placé dans un beau jardin c'était pour qu'il le cultivât. Il s'était donc mis, lui aussi, à cultiver Ferney, à planter et bâtir.—Il écrit à l'un de ses amis : bénis la vieillesse et la retraite; elles m'ont rendu heureux. » Mais voici qu'il va lui survenir bien d'autres occupations que de planter et bâtir!

<< Je

A l'heure où nous le retrouvons au milieu de son étrange colonie il a soixante-huit ans et nous sommes en 1762. Ce qui le préoccupe en ce moment, c'est une horrible procession de pénitents qui a lieu tous les ans à Toulouse, en mémoire d'un massacre de quatre mille huguenots exécutés dans cette ville dix ans avant la Saint-Barthélemy, en 1562; l'année 1762 se trouvait être l'année séculaire, et l'on parlait de la célébrer par des fêtes solennelles, que nous avons vues se renouveler en 1862. Voltaire en frémissait d'avance et s'apprêtait à flétrir cette ville. Pour préparer plus dignement cette fête, le parlement de Toulouse commença par condamner à la corde un ministre protestant, dont tout le crime était d'avoir fait au désert quelques baptêmes et quelques mariages. Mais cet acte barbare n'était qu'un prélude: le 9 mars, le même parlement fait

expirer sur la roue un protestant nommé Jean Calas, négociant honorable, accusé par les pénitents blancs d'avoir, dans sa soixante-neuvième année, étranglé un fils de vingt-huit ans, parce que ce fils, disait-on, était à la veille de se convertir à la religion catholique.

Un tel crime était-il possible? On ne connaissait que deux exemples dans l'histoire de pères accusés d'avoir tué leur fils pour la religion, et encore ces deux exemples étaient-ils tirés de la vie des saints. Voltaire dresse une enquête, écrit à Toulouse, prend connaissance des pièces, réinterroge les témoins, confronte les rapports, et réussit à constater ce qui suit aux yeux de l'Europe attentive:

Jean Calas, agé de soixante-huit ans (1), exerçait la profession de négociant à Toulouse depuis plus de quarante années, et était reconnu de tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon père. Il était protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants, excepté un, qui avait abjuré l'hérésie et à qui le père faisait une pension. Il paraissait si éloigné de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la société, qu'il approuva la conversion de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zélée catholique, laquelle avait élevé tous ses enfants.

Un des fils de Jean Calas, nommé Marc-Antoine, était un homme de lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre et violent, (c'était évidemment un

(1) Ces détails, sauf un très-petit nombre de suppressions, aujourd'hui sans importance, sont empruntés à Voltaire luimême.

disciple de Rousseau). Ce jeune homme ne pouvant réussir ni à entrer dans le négoce auquel il n'était pas propre, ni à être reçu avocat, parce qu'il fallait des certificats de catholicité qu'il ne put obtenir, résolut de finir sa vie, et fit pressentir ce dessein à un de ses amis; il se confirma dans sa résolution par la lecture de tout ce qu'on a jamais écrit sur le suicide.

Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour-là même pour exécuter son dessein. Un ami de sa famille et le sien, nommé Lavaisse, jeune homme de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur de ses mœurs, fils d'un avocat célèbre de Toulouse, était arrivé de Bordeaux la veille (12 octobre 1761); il soupa par hasard chez les Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine, leur fils aîné, Pierre, leur second fils, mangèrent ensemble. Après le souper on se retira dans un petit salon; Marc-Antoine disparut : enfin, lorsque le jeune Lavaisse voulut partir,, Pierre Calas et lui étant descendus trouvèrent en bas, auprès du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu à une porte, et son habit plié sur le comptoir; sa chemise n'était pas seulement dérangée; ses cheveux étaient bien peignés ; il n'avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure.

Les cris de douleur et de désespoir du père et de la mère furent entendus des voisins. Lavaisse et Pierre Calas, hors d'eux-mêmes, coururent chercher des chirurgiens et la justice.

Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le père et la mère étaient dans les sanglots et

dans les larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe autour de la maison. Ce peuple est superstitieux et emporté ; il regarde comme des monstres ses frères qui ne sont pas de la même religion que lui. C'est à Toulouse qu'on solennise encore tous les ans, par une procession et des feux de joie, le jour où l'on y massacra quatre mille citoyens hérétiques il y a deux siècles.

Quelque fanatique de la populace s'écria que Jean Calas avait pendu son propre fils Marc-Antoine. Ce cri répété fut unanime en un moment; d'autres ajoutèrent que le mort devait le lendemain faire abjuration, que sa famille et le jeune Lavaisse l'avaient étranglé par haine contre la religion catholique le moment d'après on n'en douta plus. Toute la ville fut persuadée que c'est un point de religion chez les protestants qu'un père et une mère doivent assassiner leur fils dès qu'il veut se convertir. Les esprits une fois émus ne s'arrêtent point. On imagina que les protestants du Languedoc s'étaient assemblés la veille; qu'ils avaient choisi, à la pluralité des voix, un bourreau de la secte; que le choix était tombé sur le jeune Lavaisse; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu la nouvelle de son élection, et était arrivé de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme et leur fils Pierre, à étrangler un ami, un fils, un frère.

Le capitoul de Toulouse, David de Beaudrigue, excité par ces rumeurs, et voulant se faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les

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