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d'oubli et d'infidélité. La malheureuse! s'écriait-on. Eh! messieurs, n'avez-vous jamais entouré de respect des femmes infidèles? n'avez-vous pas écrit des volumes d'éloges sur madame du Chatelet, infidèle à son mari, infidèle à Voltaire, et qui trompa tout le monde ?

On répond: Oui ; mais Thérèse eut la bassesse de se laisser séduire par un jardinier, ce qui d'ailleurs n'est pas bien prouvé. Mais cela fût-il vrai, oubliez-vous que ce jardinier était son égal? Quoi! la faute, avec un prince, eût-elle été moins grande? Là, au contraire, eût été la véritable bassesse. Eh bien! soit. Jean-Jacques, en choisissant pour femme une fille du peuple, n'eut pas la main chanceuse; mais parmi des duchesses, il eût pu l'avoir moins chanceuse encore.

L'irréparable faute de Thérèse, celle où vraiment apparaît sa misère morale, c'est d'avoir souffert qu'on lui enlevât ses enfants, d'avoir permis que JeanJacques, dans une heure de dureté, les mît à l'hôpital. Ah! c'est alors qu'elle devait être infidèle au philosophe sans entrailles; ou plutôt n'était-ce pas à elle d'éveiller ce grand cœur à la paternité? Habituée par tendresse ou respect à se soumettre en tout aux volontés de Jean-Jacques, la désobéissance et la révolte étaient, sur ce point, le plus sacré des devoirs ; c'était son propre instinct, non les tristes raisons maritales qu'elle devait entendre; elle eût pu dans cette circonstance, en sauvant ses enfants, sauver l'honneur de Jean-Jacques, et réduire au silence toutes les calomnies; elle ne le fit pas. Voilà ce qui rendra honteux à jamais son nom de Thérèse Levasseur.

En présence d'un tel crime, n'est-il pas triste de voir les beaux esprits lui reprocher, quoi? son ignorance et sa sottise. Ils oublient que Jeanne Darc ne savait pas lire, et qu'elle sauva la France. Ils oublient que tout vrai cœur de femme est le plus beau des livres. Thérèse, en ne consultant qu'elle-même, pouvait donner à JeanJacques la plus sacrée des leçons; elle pouvait lui donner sa vraie gloire en le forçant d'être père; mais elle le laissa n'être qu'un philosophe.

Toutefois, ce crime de Thérèse Levasseur fut un peu celui du dix-huitième siècle. La femme y fit défaut. Une vraie femme est aussi ce qui manqua à Voltaire. La du Chatelet, avec toute sa science, lui fit presque autant de mal que Thérèse à Jean-Jacques.

La femme paraît jouer un grand rôle au dix-huitième siècle; elle en joue, eu réalité, un petit. L'épouse et la mère n'influent que très-peu sur les meilleurs et plus fermes esprits de ce temps. Chez tous, même chez Buffon, même chez le président de Montesquieu, on retrouve un caractère galantin qui les affaiblit. Diderot eût été certainement un de nos plus respectés moralistes si, fréquentant un peu moins la très-docte et très-spirituelle mademoiselle Voland, il fût resté davantage au foyer, près de sa « sotte de femme, »> qui eût pu être moins « sotte » sans doute, si lui-même se fût montré moins léger.

L'abandon de ses enfants, tant reproché à JeanJacques, fut donc plutôt le crime de sa femme que le sien même; mais, en ceci, la pauvre Thérèse eut un peu tout le monde pour complice, Entourée de philosophes

qui l'avaient habituée à les considérer comme de grands hommes, elle ne sentit pas que ses instincts de femme eussent été supérieurs à toute philosophie; comme une dévote aux mains de ses directeurs, elle apprit à dédaigner ses propres sentiments. Ce fut sa perte et sa honte.

XLVI

Mais revenons à Rousseau, revenons au grand écrivain et remettons sous les yeux du lecteur quelquesunes de ces pages enchanteresses qui séduisirent l'Europe entière. Citons entre autres ce fragment de l'Émile; de nos jours encore on en admire le style, mais il faudrait en admirer surtout l'inspiration plébéienne; il y circule un souffle d'égalité et de cordialité fraternelle entre toutes les classes qui fut le vrai trait caractéristique de Jean-Jacques, et, par cela même, il fut digne de sa gloire :

<< Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et, quand je parlerais d'agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n'irais pas bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoique

une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons de mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés, ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

« Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil, et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient

des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait par-` tout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous les touffes d'aunes et de coudriers; une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaise; les bords de la fontaine. serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres; les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous ; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups

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