Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

de l'ignorance, telle du moins qu'on la trouve chez l'enfance et chez les sociétés primitives.

-Qu'appelez-vous ignorance, disait-il, là où se trouvent toutes les vérités du sentiment et de la conscience? L'ignorance, selon Rousseau, n'était née que de nos prétendues instructions; elle était un fruit de l'art et non de la nature. Nos éducateurs, moines, pédagogues, avaient déformé les cerveaux au dedans, comme les Caraïbes les déforment au dehors. Toute l'éducation, depuis des siècles, n'avait été qu'un long hébêtement de l'espèce humaine. Les philosophes feraientils mieux que les moines?

Jean-Jacques eût eu raison d'en douter, si les philosophes avaient formé dans le monde une caste à part; mais la philosophie, au dix-huitième siècle, n'eut d'autre but que d'ouvrir à tous les portes sacrées. (Voyez l'admirable Préface de l'Encyclopédie, écrite par d'Alembert). N'était-ce rien pour fortifier une âme que ces sciences et ces arts, qui, dans sa jeunesse, avaient enchanté Rousseau lui-même? Et ces sciences, révélatrices des lois de la nature, ne devaient-elles en rien augmenter la puissance de l'homme? Rousseau, malade d'abstraction, de mysticisme et de métaphysique, ne comprit pas que, par les sciences, allait se fonder la royauté du travail. En ceci, ses rêveries étroites n'étaient guère moins dangereuses que l'oisiveté monacale. Aussi, avec son sens exquis de la réalité, Voltaire s'écriait : « Rousseau est donc un Père de l'Église? » Le travail, on le sait, était pour Voltaire l'objet d'une préoccupation constante :

Le travail est mon Dieu, lui seul régit le monde.

En vers et en prose, il y revient sans cesse:

<< O philosophes! les expériences de physique bien constatées, les arts et métiers, voilà la vraie philosophie. Mon sage est le conducteur de mon moulin, lequel pince bien le vent, ramasse mon sac de blé, le verse dans la trémie, le moud également et fournit à moi et aux miens une nourriture aisée. » (Dict. philosoph., au mot Xénophanes.)

Du reste, ne soyons pas trop absolus dans nos jugements, et n'oublions pas que Rousseau aussi proclama la nécessité du travail; qu'au grand étonnement de ses contemporains, il osa donner aux nobles de son temps l'étrange conseil de faire apprendre un métier à leurs enfants : — « Vous vous fiez, disait-il, à l'ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir et de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d'en être exempts? Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors?... >>

Voilà pourquoi il fit de son Émile un menuisier. Mais ces doctrines des deux hardis philosophes étaient alors si nouvelles qu'elles firent presque le scandale du siècle.

Voltaire n'était que de dix-huit ans, plus âgé que

Jean-Jacques; mais en réputation, il l'avait devancé de plus d'un demi-siècle. - Déjà dans vingt volumes, il avait éclairé d'une lumière éclatante les abus du vieil ordre social, lorsque Rousseau y porta l'incendie par le Discours sur l'inégalité. A partir de cette heure, quoique placés à des points de vue différents et souvent contraires, les deux invincibles réformateurs iront s'animant, se fortifiant l'un par l'autre, accomplissant, malgré leur désaccord une tâche commune, Les adversaires ne s'y méprirent pas : Voltaire et Rousseau furent compris dans une réprobation commune.

Malgré son existence agitée, tour à tour horloger, laquais, scribe, aventurier, secrétaire d'ambassade musicien, Jean-Jacques était depuis vingt ans le lecteur le plus attentif et le plus enthousiaste de Voltaire, lorsque lui-même, après le succès du Devin du village, il voulut prendre part à la mêlée formidable où com battaient avec l'auteur de Zaïre, Montesquieu, Buffon, d'Alembert, Diderot...

Chose curieuse! Son entrée en scène fut le signal d'une révolution dans tous les esprits, et surtout dans l'esprit de Voltaire. Jusqu'à cette apparition de JeanJacques, en effet, l'auteur de la Henriade conserve on ne sait quoi de suranné qui étonne de la part d'un homme que l'on sent au fond si ardent et si jeune. Doué, dans sa pensée, d'une intrépidité sans exemple, il s'en tient cependant avec soin aux formes convenues et conserve des allures écolières: il renverse l'Église, mais il respecte l'Académie, et n'oserait innover dans aucun des genres littéraires illustrés au

siècle précédent. Lui qui, dans ses pamphlets, ses contes, ses romans, ses livres d'histoire et de philosophie, sait si bien appeler les choses par leur nom, il. conserve dans ses tragédies le style noble, la périphrase inventée au siècle précédent; il dira dans Alzire :

On presse le secours

De cet art inventé pour conserver nos jours;

au lieu de dire tout simplement que l'on appelle à la hâte un médecin. Mais le mot médecin était alors banni du style noble.

A la fois disciple soumis et novateur plein d'audace, il compose à vingt ans, pour abaisser la puissance cléricale, une tragédie cornélienne, OEdipe, œuvre d'imitation, presque oubliée de nos jours; mais à la même époque et pour le même but, il crée une poésie sans exemple, le pamphlet en vers, où pendant soixante on le vit aller de chefs-d'œuvre en chefs-d'œuvre.

Mais s'il reste au théâtre l'écolier timide de ses devanciers, s'il n'a pas dans la tragédie plus d'initiative que son contemporain Crébillon, il a ce que n'a pas Crébillon, la grandeur du but. C'est pour les diriger qu'il veut plaire à ses comtemporains, et pour leur plaire il donne à ses pièces la forme précise qui seule peut éveiller chez eux l'enthousiasme; il leur continue Racine et Corneille, et leur semble même les égaler quelquefois (voyez la Harpe, le P. Tournemine et tous les mémoires du temps); mais loin d'être dupe de leur enthousiasme, il sent bien que l'art dramatique est en décadence. Dans plusieurs endroits de ses lettres

aux d'Argental, il s'écrie: « Le tripot périt, mes chers anges. » Cependant il se rend compte assez mal des vraies causes de cette décadence.

Rousseau, au contraire, comprendra que ces plaisirs exclusifs, destinés aux seules classes aristocratiques, ont fini leur temps; que l'admirable théâtre du siècle de Louis XIV, très en harmonie avec le petit monde choisi de Versailles, n'est plus ce qui convient aux.foules plébéiennes s'éveillant à la vie, Malgré ses paradoxes, ses déclamations d'école, Rousseau fut, en ceci, le vrai prophète des fêtes et des spectacles modernes : écoutons-le dans sa lettre à d'Alembert, lorsque, après avoir protesté contre l'insuffisance des théâtres d'alors, il s'écrie:

<«< Ne faut-il donc aucun spectacle dans une république (1)? Au contraire, il en faut beaucoup; c'est dans les républiques qu'ils sont nés, c'est dans leur sein qu'on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s'assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu'à ceux qui ont tant de raisons de s'aimer et de rester à jamais unis? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques; ayons-en davantage encore, je n'en serai que plus charmé. Mais n'adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l'inaction; qui n'offrent aux yeux que cloi

(1) Il s'agit, bien entendu, de la République de Genève.

« ZurückWeiter »