Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

philosophique couronné par l'académie de Dijon. Son nom devint dans Paris, en quelques jours, un des plus célèbres et des plus applaudis...

Le succès du Devin était encore dans tout son éclat, lorsque Jean-Jacques étonna de nouveau ses contemporains en publiant dans l'Encyclopédie l'article Economie sociale. Il venait de faire entrer la musique dans des voies nouvelles, et maintenant il parlait de changer tout l'ordre social! Voltaire, préoccupé plus que perSonne de l'apparition dans les lettres et les arts de cet étrange personnage, écrivait partout : « Qu'est-ce que ce Jean-Jacques? Est-ce un sage, est-ce un fou?»> Diderot, son ami, en faisait les plus grands éloges, et c'était lui qui lui avait ouvert l'Encyclopédie. D'Alembert venait d'y publier l'article Genève. Quel ne fut pas de nouveau l'étonnement du public, lorsque Rousseau, en réponse à cet article, donna sa Lettre sur les spectacles. Au milieu des triomphes dramatiques de Voltaire, dont il vantait le génie, au milieu de son propre triomphe, l'auteur du Devin du village osait attaquer les représentations théâtrales. Le «Roi-Voltaire >> aurait donc toujours maintenant en face de lui ce JeanJacques qui faisait son éloge et qui, sur tous les points, n'en paraissait pas moins destiné à le contredire ?

Ainsi, au moment où Voltaire achève d'enrôler les princes sous les drapeaux de la philosophie, lorsque plusieurs rois, presque tous les grands, de nombreux magistrats, des prélats et le pape lui-même semblent favoriser ses idées de réforme, lorsqu'il a placé tout son espoir dans cette noblesse de la France, légère de

mœurs sans doute, mais spirituelle et généreuse; au moment donc où Voltaire, qui a été pendant quarante ans l'enchanteur de l'aristocratie européenne, se croit plus que jamais sûr de trouver en elle le véritable soutien de la liberté contre la tyrannie religieuse, lorsqu'il s'entoure de tous ces gentilshommes et les flatte et les relève à leurs propres yeux, et triomphe en lui-même de les avoir organisés en une véritable armée réformatrice, voilà que ce Jean-Jacques, avec son discours de Dijon, avec son article d'économie sociale et så lettre sur les spectacles, sans crainte d'isoler la philosophie et de lui enlever tant de puissants appuis, se met à outrager tout ce qu'il y a d'illustre et de puissant en Europe. Il devient évident pour Voltaire que si Rousseau est mis par l'opinion publique au rang des philosophes, il va leur enlever tout crédit auprès des seuls hommes qui aient une action réelle sur le monde et qui, seuls, soient en état d'y apporter les quelques réformes à l'aide desquelles tout pourra être changé à la longue. Que Rousseau eût du talent, là n'était pas la question pour Voltaire, si par lui il se voyait dérangé dans l'œuvre commencée. Aussi, le voit-on chercher à bien séparer la cause des philosóphes de celle de Jean-Jacques, en tâchant de l'isoler parmi eux, ou bien s'efforcer de l'amener dans ses propres voies; pour cela il va jusqu'à l'inviter à venir partager sa retraite à Ferney, lui promettant de vivre avec lui comme un frère. Mais Jean-Jacques persiste à demeurer seul, à rester pauvre et à demander sa subsistance, comme un simple artisan, au produit

journalier de manuscrits de musique qu'il copie à tant

la page.

Cependant, Voltaire ne le perd pas un moment de vue; et, chose étonnante, qu'à peine il se peut expliquer lui-même, il a pour lui des mouvements de tendresse. Il s'informe à tous de ce qu'il fait, de ce qu'il dit, de ce qu'il prépare; malheureusement, des envieux, des flatteurs, des disciples s'interposent entre ces deux grands hommes, qui, personnellement, ne se connaissent pas, qui ne se virent jamais, et ces intermédiaires ne font qu'augmenter l'opposition qui existe entre eux, comme autrefois entre saint Pierre et saint Paul. Les disciples empêchent les maîtres de voir que, quoique placés à des points de vue différents, leur tâche est commune. Mais Voltaire lui-même n'en fait pas moins très-souvent cette comparaison qui l'honore : « JeanJacques et moi, nous sommes comme saint Pierre et saint Paul. »

XLIII

Jean-Jacques devait causer à son siècle bien d'autres i étonnements: avant et après son succès musical il n'avait écrit que pour condamner la littérature et les arts; le théâtre et le roman avaient été surtout l'objet de ses anathèmes; et, conséquence imprévue, on l'avait vu aussitôt donner au théâtre le Devin du village; puis, malgré son succès, vint immédiatement la Lettre

sur les spectacles, dans laquelle sa colère redouble contre la peinture énervante des passions. Cette lettre singulière, et de beaucoup supérieure au discours de Dijon, commençait à circuler dans toutes les mains, lorsque la nouvelle se répandit que Jean-Jacques venait d'écrire un roman d'amour. Autre bizarrerie: le livre n'était point imprimé; Rousseau en faisait de son admirable écriture, des copies, chefs-d'œuvre de calligraphie, qu'il vendait à prix d'or aux grandes dames. Il ne pouvait suffire aux demandes. Un cri d'enthousiasme s'échappa du cœur des femmes à cette lecture unique. Pour la première fois, dans ce siècle d'obscénité et de galanteries légères, elles entendaient les accents d'une passion profonde. Le sang, la chair, l'âme humaine, leur semblaient à la fois faire explosion dans les lettres de Saint-Preux et de Julie. Jamais les acres voluptés de l'amour n'avaient été exprimées avec cette puissance, jamais la parole humaine, depuis l'antiquité, n'avait eu cette flamme. Un tressaillement inexprimable agitait les lectrices, lorsqu'au premier aveu de l'amante elles entendaient cette exclamation terrible de Saint-Preux :

<< Puissances du ciel! j'avais une âme pour la douleur, donnez-m'en une pour la félicité. Amour, vie de l'âme, viens soutenir la mienne prête à défaillir......»

La Nouvelle Héloïse fut la consolation des femmes au dix-huitième siècle; elles y retrouvèrent la force, la foi en elles-mêmes, la confirmation puissamment exprimée de ces deux instincts invincibles chez elles amour, honneur. C'est par ces deux sentiments qu'elles sont la

vraie force du monde (épouses et mères). Rousseau leur rendait donc le sceptre. Si jamais livre a consolé et relevé des âmes, ce fut celui-ci. Elles apprenaient comment, même après la chute, on peut se relever; elles apprenaient que, même au delà de la première innocence, il y a pour la femme, grâce à la maternité, une innocence reconquise. Ce point fut celui que les critiques attaquèrent; mais là fut précisément l'ardent intérêt du livre pour les lectrices... Qui eût pu les voir la nuit, lisant seules, immobiles, ces pages brûlantes, que de sanglots il eût recueillis, et comme il les eût vues suivre avec anxiété et bonheur le retour de Julie vers la vertu ! Elles lisaient dans le mystère, en silence, comme elles eussent lu une lettre d'amour. C'en était une, en effet, adressée par Jean-Jacques à toutes les femmes. C'était lui, c'était son écriture que l'on avait sous les yeux! Ces magnifiques cahiers, attachés avec de la nonpareille bleue, séchés avec de la poudre d'azur et d'argent, il les avait faits lui-même ! Le livre semblait chaud encore du toucher de l'auteur! Oh! combien de lectrices, en lisant, le baisèrent!

Jean-Jacques, dans ce livre de femmes, avait pourtant mis çà et là, quelques traits pour les hommes, par exemple, la lettre sur le suicide qui arrache à Voltaire un cri d'admiration. Il avait cherché aussi à y réconcilier la religion et la science, «dans un but de concorde et de paix publique », disait-il : car des déclamateurs s'étant mêlés aux encyclopédistes, et le parti opposé étant tombé dans les violences les plus folles, « l'orage, ditil, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande

« ZurückWeiter »