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là, les bagages furent visités, fouillés, on lui prit son argent, la plupart de ses objets précieux. Freitag avait fait autrefois son apprentissage d'agent royal parmi des voleurs de grand chemin, à Dresde, d'où on l'avait banni, après l'avoir condamné au carcan. Il se souvenait de son ancien métier. Après avoir ainsi pillé les prisonniers, il eut l'impudence de leur demander encore cent vingt écus par jour, pour les frais de leur détention, qui dura douze jours.

Qu'on juge si Voltaire, après cette aventure, s'éloigna le plus vite qu'il put de cette Allemagne !

Le voici à Colmar, d'où il commence à remplir la France entière du récit de sa captivité et des brigandages de l'agent de Prusse. Frédéric désavoua Freitag. Ses ordres, on le peut croire, avaient été dépassés; mais il ne destitua point ce sbire. Il fut honteux pourtant de sa colère, il tâcha de réparer sa faute et renvoya à Voltaire l'œuvre de poeshie. Celui-ci, dans son premier mouvement d'indignation et de dépit, au sortir de Francfort, se mit à écrire ses Mémoires; il y racontait avec des sarcasmes terribles toute l'histoire de son voyage en Prusse. Mais sa colère ne put durer aussi longtemps qu'il aurait fallu pour terminer ces mémoires; ils les mit de côté, n'y pensa plus, crut même les avoir détruits, et ce n'est qu'après sa mort qu'on a retrouvé, parmi ses papiers, cette page curieuse de sa vie. Il songeait si peu à conserver ces chapitres qu'il les transporta en partie (mais avec d'amples modifications) dans quelques notes biographiques qu'il a laissées sur lui-même, intitulées : Commentaires historiques

F

sur l'auteur de la Henriade. Voltaire n'éprouva pas seule ment une colère très-vive de ce traitement, il en eut un chagrin dont il conserva les traces longtemps. Il s'attristait d'avoir été ainsi trompé par celui qu'il avait tant aimé (car son amitié pour Frédéric avait été vraie et profonde), il s'attristait de voir cette amitié, sur laquelle l'Europe avait eu les regards et dont on avait attendu tant de résultats admirables, devenue un sujet de risée. Il s'attristait surtout de voir la philosophie humiliée par cette aventure. Ce chagrin apparaît trèsbien, quelques jours après l'emprisonnement de Francfort, dans une lettre à madame Denis, dont il fut obligé de se séparer quelque temps.

<< Il y avait trois ou quatre ans que je n'avais pleuré, << lui dit-il, et je comptais bien que mes vieilles pru<< nelles ne connaîtraient plus cette faiblesse, jusqu'à <«< ce qu'elles se fermassent pour jamais. Hier, le secré«<taire du comte de Stadion me trouva fondant en « larmes; je pleurais votre départ et votre séjour; «<l'atrocité de ce que vous avez souffert perdait de son « horreur quand vous étiez avec moi; votre patience « et votre courage m'en donnaient; mais, après votre « départ, je n'ai plus été soutenu.

« Je crois que c'est un rêve; je crois que tout cela « s'est passé du temps de Denys de Syracuse. »>

XXXIV

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Voltaire n'avait réalisé dans ce séjour en Prusse aucun des résultats qu'il avait espérés ; mais il en rapportait une leçon utile et qu'il n'oublia pas: ne se plus fier aux rois.

Il renonça même après l'expérience de Berlin, au projet risible d'établir à Clèves une colonie de philosophes.

Il ne songea plus qu'à s'établir lui-même dans une position aussi forte, aussi indépendante que possible. Il se félicitait donc plus que jamais de s'être fait une grande fortune, mais ne voulant plus vivre auprès d'aucun roi, pas même auprès du roi de France, il va renoncer même à son voyage à Rome.

S'il n'était rien résulté d'utile pour la philosophie d'une visite à Frédéric, que pouvait-il attendre d'une visite au pape?

D'ailleurs c'est en France qu'il veut s'établir; et plusieurs raisons l'y rappellent.

Quelques écrivains déjà célèbres dans divers genres ayant à leur tête d'Alembert et Diderot, venaient de commencer l'Encyclopédie. C'était la grande entreprise du DIX-HUITIÈME siècle : ils voulaient faire de ce monument immense une citadelle à la philosophie, où cette reine nouvelle des nations fût à jamais invincible.

Que l'Encyclopédie devienne un Sanctuaire où les connaissances des hommes soient à l'abri des temps et des révolutions, disait d'Alembert dans le Discours préliminaire.

Diderot en avait répandu partout le prospectus, qui déjà enthousiasmait les lecteurs; mais le Discours de d'Alembert, chef-d'œuvre de lucidité, de modération, de raison et d'adresse, acheva d'emporter les suffrages. Il s'agissait d'écraser la superstition et de rendre impossible le retour de la barbarie.

C'était une entreprise de géants (malheureusement des pygmées s'en mêlèrent).

Qu'on juge si Voltaire promit avec joie sa collaboration à une telle œuvre !

Tout ce qui s'était fait un nom dans les sciences et les lettres se montra fier de prêter son concours; chacun y travailla et nul ne voulut de salaire. Diderot et d'Alembert, comme directeurs, durent seuls recevoir un traitement; et quel traitement? douze cents francs! Pour ces douze cents francs ils ne durent pas seulement diriger l'entreprise, corriger les épreuves (travail immense); d'Alembert rédigea les articles de mathématiques et de géométrie: l'intrépide Diderot, l'âme de cette entreprise, et que Voltaire ne se lassait pas d'applaudir, prit, pour sa tâche, tous les articles sur les arts et métiers; pour cela, pendant plusieurs années, il dut visiter, interroger les ouvriers des différentes industries, examiner les machines, les faire dessiner, les mettre en mouvement et y travailler quelquefois de ses propres mains, afin d'en mieux concevoir le jeu et d'en mieux expliquer les ressorts,

mais, surtout, afin de sentir les avantages et les inconvénients de chacune d'elles pour l'ouvrier. Les moindres métiers, les plus vulgaires, les plus méprisés, il les faisait entrer dans ce sanctuaire des sciences; il sacrait, en quelque sorte, toutes ces industries; il ennoblissait ces artisans dédaignés; il trouvait aux métiers leur théorie, leur histoire, il leur donnait leurs titres de noblesse. L'Encyclopédie sanctifiait le travail. Rien de tel ne s'était vu dans le monde. La grandeur de nos industries modernes est souvent pressentie par Diderot; la seule invention du métier à bas (machine admirable) l'avait enthousiasmé comme eût fait un poëme, un tableau, une action héroïque. La science faisait son entrée dans l'atelier du pauvre: qu'elle révolution! Qu'on se représente ces ouvriers courbés, déformés sur leur métier, de père en fils, depuis des siècles, devenus en quelque sorte eux-mêmes partie de ce métier, négligés, ignorés, méprisés du reste du monde!... Un monsieur, un savant, frappait à leur porte: c'était Diderot. L'ouvrier levait sur lui ses yeux alanguis, quelquefois méfiants. Que venait-il faire? Eh! pauvre homme, bénis ce visiteur, il t'apporte la lumière et la liberté.

Voilà quelle fut l'œuvre de la philosophie au dixhuitième siècle, et voilà ce qui la rendait sainte aux yeux de Voltaire; aussi voulut-il se rapprocher des encyclopédistes... Autre chose encore le rappelait en France au moment où le philosophisme éclatait dans toute sa puissance, il semblait aussi plus sérieusement attaqué; ce n'était plus seulement les Fréron, les

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