LETTRES SUR L'HISTOIRE DE FRANCE LETTRE PREMIÈRE Sur les besoins d'une Histoire de France et le principal défaut de celles qui existent. Dans ce temps de passions politiques, où il est si difficile, lorsqu'on se sent quelque activité d'esprit, de se dérober à l'agitation générale, je crois avoir trouvé un moyen de repos dans l'étude sérieuse de l'histoire'. Ce n'est pas que la vue du passé et l'expérience des siècles me fassent renoncer à mes premiers désirs de liberté, comme à des illusions de jeunesse; au contraire, je m'y attache de plus en plus j'aime toujours la liberté, mais d'une affection moins impatiente. Je me dis qu'à toutes les époques et dans tous les pays il s'est rencontré beaucoup d'hommes qui, dans une situation et avec des opinions différentes des miennes, ont ressenti le même besoin que moi; mais que la plupart sont morts avant d'avoir vu se réaliser ce qu'ils anticipaient en idée. 1. Ceci a été écrit cu 1827. Le travail de ce monde s'accomplit lentement; et chaque génération qui passe ne fait guère que laisser une pierre pour la construction de l'édifice que rêvent les esprits ardents. Cette conviction, plutôt grave que triste, n'affaiblit point pour les individus le devoir de marcher droit à travers les séductions de l'intérêt et de la vanité, ni pour les peuples celui de maintenir leur dignité nationale; car s'il n'y a que du malheur à être opprimé par la force des circonstances, il y a de la honte à se montrer servile. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que notre patriotisme gagnerait beaucoup en pureté et en fermeté, si la connaissance de l'histoire, et surtout de l'histoire de France, se répandait plus généralement chez nous, et devenait en quelque sorte populaire. En promenant nos regards sur cette longue carrière ouverte depuis tant de siècles, où nous suivons nos pères, où nous précédons nos enfants, nous nous détacherions des querelles du moment, des regrets d'ambition ou de parti, des petites craintes et des petites espérances. Nous aurions plus de sécurité, plus de confiance dans l'avenir, si nous savions tous que, dans les temps les plus difficiles, jamais la justice, la liberté même, n'ont manqué de défenseurs dans ce pays. L'esprit d'indépendance est empreint dans notre histoire aussi fortement que dans celle d'aucun autre peuple ancien ou moderne. Nos aïeux l'ont comprise, ils l'ont voulue, non moins fermement que nous; et, s'ils ne nous l'ont pas léguée pleine et entière, ce fut la faute des choses humaines et non la leur, car ils ont surmonté plus d'obstacles que nous n'en rencontrerons jamais. Mais existe-t-il une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre? Je ne le pense pas. L'étude de nos antiquités m'a prouvé tout le contraire. Et ce défaut d'une histoire nationale a contribué peut-être à prolonger l'incertitude des opinions et l'irritation des esprits. La vraie histoire nationale, celle qui mériterait de devenir populaire, est encore ensevelie dans la poussière des chroniques contemporaines personne ne songe à l'en tirer; et l'on réimprime encore les compilations inexactes, sans vérité et sans couleur, que, faute de mieux, nous décorons du titre d'Histoire de France. Dans ces récits vaguement pompeux, où un petit nombre de personnages privilégiés occupent seuls la scène historique, et où la masse entière de la nation disparaît derrière les manteaux de cour, nous ne trouvons ni une instruction grave, ni des leçons qui s'adressent à nous, ni cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble. Nos provinces, nos villes, tout ce que chacun de nous comprend dans ses affections sous le nom de patrie devrait nous être représenté à chaque siècle de son existence; et, au lieu de cela, nous ne rencon- ́ trons que les annales domestiques de la famille régnante, des naissances, des mariages, des décès, des intrigues de palais, des guerres qui se ressemblent toutes, et dont le détail, toujours mal circonstancié, est dépourvu de mouvement et de caractère pitto resque. Je ne doute pas que beaucoup de personnes ne commencent à sentir les vices de la méthode suivie par nos historiens modernes, qui, s'imaginant que l'histoire était toute trouvée, s'en sont tenus, pour le fond, à ce qu'avait dit leur prédécesseur immédiat, cherchant seulement à le surpasser, comme écrivain, par l'éclat et la pureté du style. Je crois que les premiers qui oseront changer de route et remonter, pour devenir historiens, aux sources mêmes de l'histoire, trouveront le public disposé à les encourager et à les suivre. Mais le travail de rassembler en un seul corps de récit tous les détails épars ou inconnus de notre histoire originale sera long et difficile; il exigera de grandes forces, une sagacité rare, et je dois me hâter de dire que je n'ai point la présomption de l'entreprendre. Entraîné vers les études historiques par un attrait irrésistible, je me garderais de prendre l'ardeur de mes goûts pour un signe de talent. Je sens en moi la conviction profonde que nous ne possédons pas encore une véritable histoire de France, et j'aspire seulement à faire partager ma conviction au public, persuadé que de cette vaste réunion, où se rencontrent tant d'esprits justes et actifs, il sortira bientôt quelqu'un digne de remplir la haute tâche d'historien de notre pays. Mais quiconque y voudra parvenir devra bien s'éprouver d'avance. Ce ne serait point assez d'être capable de cette admiration commune pour ce qu'on appelle les héros; il faudrait une plus large manière de sentir et de juger; l'amour des hommes comme hommes, abstraction faite de leur renommée ou de leur situation sociale; une sensibilité assez vive pour s'attacher à la destinée de toute une nation et la suivre à travers les siècles, |