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moins ce bon effet sur l'esprit de son administration, de le porter à prendre en faveur des campagnes, depuis si longtemps négligées, toutes les mesures de protection dont elles avaient besoin. Il vit à merveille que le premier encouragement à donner à la production des denrées était de faire triompher dans les lois et dans les mœurs le principe de leur libre circulation. Il s'agissait d'abord de faire prévaloir l'intelligence de ce principe dans le conseil de ses collègues ce fut, avec l'aide de Malesherbes, par où il commença; puis, cette victoire obtenue, il se hâta d'appliquer la doctrine aux deux grandes productions agricoles du royaume, les vins et les blés.

La libre circulation, la libre vente et le libre achat des vins étaient entravés par mille droits féodaux, ou mille priviléges de villes dont l'extravagance seule égalait le poids. Ainsi, par exemple, les vins du Languedoc n'avaient pas la liberté de descendre la Garonne avant la Saint-Martin, et il n'était pas permis de les vendre avant le premier décembre. Ainsi encore, les propriétaires de la sénéchausssée de Bordeaux étaient en possession du pouvoir d'interdire la consommation et la vente, dans la ville de Bordeaux, de tout autre vin que celui du cru de la sénéchaussée. Les propriétaires bordelais s'appuyaient, pour la conservation de leur privilége, d'un parchemin du temps de Louis XI. Des abus de même genre désolaient le commerce et décourageaient la culture de tous les vignobles. Turgot, d'un coup, les raya tous et ordonna la liberté entière de la circulation des vins. Les Parlements de Bordeaux et de Provence refusèrent d'enregistrer son édit; mais il allait les y obliger, quand il tomba.

La question du libre commerce des blés était tout aussi

urgente et bien autrement complexe; elle le trouva aussi résolu, et, chose peu remarquée, mais qui mérite infiniment de l'être, aussi modéré, quelque attachement qu'il eût d'ailleurs aux théories de Quesnay, que la critique économique la plus sévère aujourd'hui le peut exiger. C'est qu'il avait alors la main aux faits, ce qui est tout autre chose que de l'avoir à la plume.

Sa situation était grave en matière de subsistances. Comme autrefois Colbert, à son entrée au Conseil et pour ses débuts d'administration, il se trouvait en face d'une disette. La récolte de 1774, du moins, avait été insuffisante; le pacte de famine, qui continuait toujours ses ténébreuses et abominables manœuvres, en avait profité pour spéculer sur les blés, et, bien que la quantité réellement existante des grains eût été peut-être, si elle eût été toute jetée sur le marché, suffisante à prévenir une hausse excessive, les accapareurs, d'une part, les propriétaires timides, de l'autre, raréfiaient la marchandise à ce point de faire craindre une famine.

Turgot tout d'abord trancha dans le vif: il fit rendre un arrêt du Conseil, précédé d'un préambule explicatif qui est resté l'œuvre la plus élevée qu'ait produite en cette matière l'économie politique, et par lequel, après avoir ordonné la liberté absolue du transport des grains et des farines dans l'intérieur du royaume, il fit savoir que l'Etat, se reposant, pour conjurer la disette, sur l'intelligence et sur l'activité du commerce, n'interviendrait en rien dans ses transactions, que pour les faire respecter.

Mais cela ne suffisait pas les pratiques des accaparements et les fausses manœuvres de l'ignorance et de la peur n'étaient pas conjurées par cette grande mesure.

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Il fallait faire deux choses pour la compléter, deux choses qui étaient en contradiction flagrante avec les maximes de l'école de Quesnay, savoir: prohiber l'exportation des grains indigènes, et encourager par des primes l'introduction de ceux de l'étranger. Il fallait, en un mot, se montrer protectioniste aussi énergique que possible. Turgot n'hésita pas il sentait palpiter la vérité économique dans la présence et dans le danger des faits; il oublia toutes les erreurs de l'école, pour se conduire en homme de résolution et de sens. Il déclara qu'il statuerait plus tard sur la question de la libre exportation des grains indigènes à l'étranger, que provisoirement cette exportation serait interdite, et que des gratifications, s'élevant à quinze sous par quintal de froment et douze sous par quintal de seigle, seraient payées par les receveurs des fermes à tout introducteur de grains dans le royaume, qui justifierait que ces grains avaient été chargés en pays étrangers.

Politique commerciale excellente, dont les deux premiers principes, celui de la libre circulation des grains à l'intérieur, et celui de l'abstention de l'Etat en fait de commerce de blés, sauf le pur office de protection qu'il doit à tous les citoyens, sont restés les lois économiques essentielles de la matière pour tous les temps, aussi bien dans l'abondance que dans la rareté; et dont les deux autres, celui de la prohibition de sortie des denrées alimentaires indigènes, et celui de l'encouragement par primes de l'introduction des blés étrangers, composent avec les deux premiers le code de conduite de tout gouvernement éclairé, aux époques de disette.

Mais qu'eût fait Turgot, comment eût-il « statué », comme il disait, pour le régime des temps ordinaires? L'é

cole de Quesnay a beaucoup dit qu'il se fût à coup sûr prononcé pour la libre exportation constante à l'étranger, aussi bien que pour la libre circulation également constante à l'intérieur. C'est une pure hypothèse. Il est plutôt à croire, au contraire, à voir la sagesse avec laquelle il se conduisit en temps de disette, qu'il aurait compris qu'en temps d'abondance, le producteur de blé a besoin, pour ne pas être écrasé tout à fait par l'invasion du produit étranger, d'être protégé contre lui; et il est plus que vraisemblable que sa juste sollicitude pour les agriculteurs l'eût préservé de faire passer là encore, dans le domaine des faits, des utopies qui sont peu de chose sur le papier, mais qui sont ruineuses dans la pratique.

Un dernier et triste fait complète l'histoire de sa sage politique en matière de commerce des grains.

Il avait promis aux négociants de n'intervenir dans le commerce des blés que pour protéger la sûreté de leurs transactions. Il fut bientôt sommé, par les événements, de tenir sa promesse. Le pacte de famine, dont il dérangeait l'infàme trafic, soudoya des brigands qui, jusque dans Paris et Versailles, s'en vinrent piller les halles, forcer les maisons des boulangers, et voler les blés; qui, sur les grandes routes, crevèrent les sacs de grains et de farine, sur les rivières pillèrent les bateaux, le tout pour amener, disaient-ils, la baisse du prix du pain que Turgot faisait renchérir. Turgot supplia Louis XVI de le laisser livrer ces bandits à la sévérité des lois. Il eut toutes les peines du monde à lui en arracher la permission. Le malheureux roi tremblait de mettre la force au service de cette justice et de cette liberté que sa noble intelligence aimait et que sa faiblesse n'osait protéger. On le vit même, disent les mémoires du

temps, se mettre à la fenêtre de son palais, à Versailles, et, au lieu de donner ordre, comme le voulait Turgot, de balayer la horde ignoble qui venait l'insulter, se présenter à elle, et lui promettre de faire baisser le prix du pain! Scène lamentable qui navra Turgot, Malesherbes et leurs courageux amis,et qui ne présageait que trop la triste fin du règne

Cependant Turgot voulait, et c'est son immortel honneur, rester ferme au poste jusqu'au bout. Ce n'étaient pas les chaînes du commerce seulement qu'il fallait briser pour sauver la société, c'étaient celles du travail.

On l'a déjà dit; si, au temps de Colbert, le système des corporations et des règlements avait eu sa raison d'être, depuis longtemps il ne l'avait plus. L'éducation de l'ouvrier français dans tous les genres était faite. On en avait la preuve sous les yeux, à Paris même, où les ouvriers libres des faubourgs se montraient aussi habiles et plus inventifs que ceux des jurandes. D'ailleurs, les corporations étaient devenues des antres de servitude. Les règlements de Colbert avaient tourné, avec le temps, en vexations inouïes. La population ouvrière qui, au moyen âge, avait cherché un asile dans les corporations, qui, au dix-septième siècle, y avait rencontré lumières et direction, à la fin du dix-huitième n'y trouvait plus que des castes absurdes et abusives de maîtres et de jurats, qui opprimaient son travail et qui stérilisaient son génie. La question était jugée pour tous les hommes de sens que l'intérêt ou la passion n'aveuglaient pas.

Turgot avait une haine généreuse de ce monde d'abus. On lui conseillait de le démolir pièce à pièce, et d'abord il 'avait cédé à ce conseil; mais bientôt, estimant sans doute que, dans l'une comme dans l'autre méthode, la résistance

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