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trouva mal à la fin du spectacle.» De retour à Paris, et se livrant avec une nouvelle ardeur à des études dont nous parlerons plus loin, Taima voyait son nom grandir chaque jour dans la faveur publique. Jamais artiste, on peut le dire, n'a joui durant toute sa carrière d'un succès plus constant, n'a plus complétement réuni les suffrages enthousiastes de ses confrères, des gens de lettres, de la critique, des hommes du monde et du peuple. Aussi combien cet accord universel sur son talent ne devait-il pas lui rendre sensibles les attaques dont Geoffroy le poursuivait dans le Journal de l'Empire! Jeune encore, Talma avait fréquenté les classes du collége Mazarin. Là, il avait pu connaître le célèbre professeur de rhétorique sous la redoutable férule duquel il se trouvait ainsi placé. Sans égard pour ces souvenirs, qui du reste n'inspiraient à Geoffroy aucune clémence, perdant tout sentiment de modération à la lecture d'un article dans lequel il trouvait que le droit de la critique était poussé contre lui au delà de toutes les bornes, il se fit un soir (9 décembre 1812) ouvrir la loge où le prince de la critique assistait tranquillement au spectacle, et se porta sur lui à des violences que ne pouvait justifier une injustice même outrée. Cette incartade fit grand bruit. Talma plus tard se l'est beaucoup reprochée; elle aurait pu lui faire perdre la bienveillance du public, si elle n'avait été presque excusée à l'avance par suite du peu de sympathie qu'inspirait le sévère Geoffroy, et par le retentissement des amères censures dont la critique accablait le comédien. Geoffroy se vengea dans son journal par un bon

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article, moitié plaisant, moitié sérieux. Il déclara que pour l'avenir il abandonnait le tragédien aux flatteurs, et que ne pouvant plus, par honneur, dire ni bien ni mal de son talent, il garderait sur son compte le plus profond silence. Cet engagement, il faut le dire, ne fut qu'imparfaitement tenu.

Profondément reconnaissant pour les bontés de l'empereur, dont les libéralités avaient plus d'une fois mis de l'ordre dans ses affaires, Talma lui écrivit à Fontainebleau, lors de son abdication, une lettre qui toucha le cœur de Napoléon, au moment où tout l'abandonnait, les hommes et la for

tune :

Votre lettre ne m'étonna

point, mon pauvre Talma, lui dit-il à une de ses réceptions pendant les Cent-Jours; vous étiez malheureux en me l'écrivant, mais le sort a de beaux retours; je vous apporte la réponse moi-même. Je sais, continua-t-il, que Louis XVIII vous a bien reçu. Vous devez être flatté de son suffrage; c'est un homme d'esprit, qui doit s'y connaître; il a vu Lekain." Si, dans sa jeunesse, Talma avait montré trop de vivacité, un esprit inquiet, on doit reconnaître que le reste de sa vie fut un démenti donné à ses premières années. Rien de plus doux, de plus sociable que son caractère. Il apportait dans la société une grande aménité de mœurs, une rare distinction de manières: en descendant du théâtre il en dépouillait les habitudes; jamais artiste ne posa moins. Il était généreux, compatissant, reux, compatissant, un peu faible, un peu jouet de ses minuties, craintif sur le prestige qui l'entourait, d'humeur facilement rieuse, adorateur passionné de la nature, et mettant son bonheur, appliquant toute sa fortune à l'embellissement de la

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maison de campagne qu'il possédait tiques, lui adressèrent un suprême à Brunoy.

Le 13 juin 1826, après trente-neuf ans non interrompus de succès, il parut pour la dernière fois en public dans le rôle de Charles VI. Quoique d'une constitution robuste, Talina portait en lui, par suite d'un vice intérieur de conformation, le germe d'une affection d'entrailles qui depuis quelque temps lui causait de, ⚫ vives souffrances. Après une trompeuse convalescence, le mal re parut avec plus de violence et fit bientôt de rapides progrès. Pendant tout le cours de sa maladie, le public de mandait chaque soir des nouvelles de sa santé. Quant à lui, sans soupçon sur la gravité de son état, il s'occupait des rôles par lesquels il comptait reparaître sur la scène, et entretenait ses amis, ses camarades admis auprès de son lit, de ses idées sur la vérité théâtrale. C'est ainsi que, le 19 octobre 1826, à onze heures trente-cinq minutes du matin, mourut ce grand acteur, en prononçant quelques paroles entrecoupées, parmi lesquelles on distingua: Voltaire!... Comme Voltaire !... »

Ses funérailles eurent lieu le 21 octobre, au milieu d'un immense concours de peuple. Pairs, députés, magistrats, gens de lettres, artistes et artisans, presque toutes les classes de la société, on peut le dire, étaient représentées à ce deuil. Aux portes du cimetière du Père-Lachaise le corps fut enlevé du char funèbre par des jeunes gens qui mirent plus d'une heure, tant était grande la foule qui encombrait le cimetière, à franchir le court espace qui les séparait du

hieu où avait été creusée la tombe. Là son camarade Lafon, MM. Jouy et Arnault, au nom de la Comédie-Française et de tous les écrivains drama

"

adieu. La gratitude publique luiaélevé une statue de marbre. Due à une souscription à laquelle la ComédieFrançaise contribua pour douze mille francs, cette statue, exécutée par David (d'Angers), est devenue la propriété des sociétaires du ThéâtreFrançais; elle est aujourd'hui relé– guée dans une salle basse du PalaisRoyal. Ne serait-elle pas mieux placée à Versailles, dans le musée consacré à toutes les gloires de la France? Un des malheurs de notre art, a dit Talma à la première page des réflexions sur l'art théâtral qu'il a écrites en tête des mémoires de Lekain, c'est qu'il meurt pour ainsi dire avec nous; tandis que tous les autres artistes laissent des monuments dans leurs ouvrages, le talent de l'acteur, quand il a quitté la scène, n'existe plus que par le souvenir de ceux qui l'ont vu et entendu (1). » Il appartenait sans doute à un tel acteur d'exprimer ces regréts, et de se plaindre de l'ingratitude de son art. Cette ingratitude est réelle; il semble qu'elle est la compensation des succès et des applaudissements que, plus directement que tout autre artiste, le comédien a recueillis de son vivant.

Talma, dont le talent, par un pri vilége qui n'a été accordé qu'à lui, n'avait jamais été plus brillant qu'à cette époque de la vie où il a coutume de décliner, prévoyait sans doute qu'il en offrirait lui-même un exemple, Vingt-six ans nous sépa rent à peine du jour où, plein de force, il faisait la gloire de la scène française; et combien déjà, dans le

(1) Quelques réflexions sur Lekam et sur l'art theatral, placées en tête des Mémoires de Lekain. Paris, Ponthieu, 1825, in-8°.

monde même des artistes, rencontre t-on d'incrédules aux récits des émotions profondes que son génie faisait naître ! Aussi est-ce un devoir, pour ceux qui ont vu cet illustre acteur, de protester par leur témoignage contre les fausses appréciations dont son incomparable talent est déjà l'objet, Il ne faut pas manquer à la reconnaissance qu'on lui doit pour les jouissances immatérielles si ravissantes que son talent nous a fait éprouver. Ces jouissances, ce ne sont pas les illusions ou l'entraînement de la jeunesse qui les ont créées; chaque jour nous en sentons la réalité confirmée par la réflexion, par l'expérience et par la pratique de l'art auxquelles elles furent dues. C'est ce qui nous autorise à affirmer que la supériorité de Talma dans son art fut non relative à l'époque où il s'est produit, mais absolue. Ignore-t-on d'ailleurs qu'au temps de Talma comme au temps de Lekain, le Théâtre-Français était peuplé d'artistes célèbres, et que tous, sans exception, s'inclinèrent devant l'un et l'autre de ces maîtres de la scène? Le talent de Talma fut tel qu'il semblera toujours, à ceux qui l'ont vu et entendu, qu'il avait inventé un nouvel art dans l'art dramatique, ou qu'il avait développé en eux un sens particulier pour l'apprécier. La nature l'avait, il est vrai, admirablement doué, sous tous les rapports, pour la profession qu'il devait illustrer. Sans être très-élevée, sa taille était bien prise, simple et noble; tout en lui portait le cachet de la distinction; sa tête avait un caractère ferme et prononcé; son œil, d'un bleu de mer, tendre ou terrible, était toujours expressif; ses jambes nerveuses étaient légèrement arquées; il avait le cou robuste, la

physionomie mobile. Menaçait-il? son regard devenait effrayant; sa voix vigoureuse, particulièrement belle et profonde, était une esclave assouplie qui jamais ne se permit le moindre écart ou ne fit entendre un son douteux; il la maniait avec une habileté surprenante, et un tremblement de la jambe, dont il avait contracté l'habitude, ajoutait à ses vibrations. Il parlait peu, à moins qu'il ne fût question de son art, auquel il ne pouvait s'empêcher de rapporter ce qu'il voyait, ce qu'il entendait, tout ce qui se passait autour de lui. « Dans une circonstance de ma vie, dit-il, où j'éprouvai un chagrin profond (la mort d'une de ses sœurs), la passion du théâtre était telle en moi, qu'accablé d'une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l'altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu'elle contractait dans les pleurs; et, je le dis non sans quelque honte, je pensai machinalement à m'en servir au besoin (1). »

Son esprit cultivé par l'étude, par la fréquentation des artistes les plus célèbres, des esprits les plus distingués, ne connut qu'un but, la perfection de son art, et jamais artiste, dans une carrière aussi longue, ne fit plus d'efforts pour la posséder. Extrêmement sensible à la critique, ce qu'il ne prouva que trop, il eut du moins le mérite, tout en les maudissant, de profiter des observations de ses censeurs. Népomucène Lemercier, qui avait pu suiyre la marehe progressive de son talent depuis ses débuts jusqu'à la

(1) Reflexions sur Lekain, p. LXIII et LXIV.

a

création de son dernier rôle, laissé sur ce grand acteur une étude remarquable, où il a divisé en trois périodes très distinctes les phases successives de sa manière de jouer. « D'abord impétueux, irrégulier, dit-il, il se livrait à sa fougue, et la richesse de ses organes fournissait à son ardeur des ressources inépuisables, sans qu'il en abusât par aucune emphase, par aucun luxe déclamatoire. Cependant, moins propre à la pitié qu'à la terreur, il laissait à désirer dans son jeu trop frappant une vérité plus noble et mieux

choisie. D

théâtrale. « A ce moment, dit encore
Lemercier, complétement maître de
son talent, il ne mesura plus ses ef-
fets sur la crainte des défaillances
de sa vigueur première ou d'après
la retenue systématique qu'il s'était
si longtemps imposée. Sa diction
acquit plus de fermeté, plus de
force, plus de largeur, plus de fran-
chise et d'éclat; et
fort de son art fut d'en bannir la
vaine et pesante déclamation, et de
parler la tragédie d'un ton constam-
ment simple, toujours noble et sou-
vent terrible ou subline. Nul acteur

le dernier ef

Ajoutons que ce fut de ne sut mieux que lui prononcer et Molé et non de Monvel, comme l'a détacher les mots, ponctuer les dit Lemercier, et d'un habile ac- phrases élégamment et faire jalli

teur nommé Dorival, jouant au le sentiment vrai des paroles. Aucun Théâtre-Français un emploi secon- ne posséda peut-être mieux le secret daire, qu'il apprit le secret de maî- de se transformer, de s'isoler en triser toutes les inflexions de sa scène, de s'y laisser comme saisir voix, et de jouer sans fatigue physi- par les frénésies, de s'y concentrer que les rôles en apparence les plus ou de s'élancer hors de lui-même, de pénibles. Dans sa seconde manière, produire idéalement et de rejeter, il modéra ses transports, modifia pour ainsi dire, hors de sa personne son maintien, régla ses accents sur les fantômes imaginaires, de se metun diapason inférieur, et, de peur du tre en face des spectres, des furies, moindre égarement, il atténua sa afin de s'en épouvanter, de les in vigueur première, et cessa d'entraîner terroger, de leur répondre ainsi qu'à tout par elle. Ce jeu plus étudié, des êtres réels que ses accents et ses plus savant, plus juste, mais moins gestes rendaient presque visibles fort, moins vif, et restreint en quelques hautes parties, lui fit contrac

ter dans ses tâtonnements une certaine monotonie de diction que Geoffroy lui reprochait si sévère ment, en l'exagérant, et dont il sut toutefois dégager son talent dans les dix dernières années de sa vie. Une maladie nerveuse, dont les médecins triomphèrent, fut l'époque du développement complet de ses facultés dramatiques et de la troisième période de sa manière, aussi juste que forte, épurée, agrandie, et parvenue au comble de la perfection

aux spectateurs. Le théâtre le péné trait d'une chaleur brûlante et lui devenait un trépied. On frémissait de voir les filles d'enfer autour d'Oreste pâlissant, quand il leur demandait:

On palpitait à l'apparition fantastiPour qui sont ces serpents qui silent sur vos télés? que du père d'Hamlet-poussant son fils à poignarder sa mère; et sa pitié pour elle arrachait des sanglots lorsque, tombant à genoux devant l'ombre paternelle, il s'écriait:

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Grâee! je suis son fils.

« Il faudrait être lui

pour donner

une si puissante expression à ce simple hémistiche. Partout sa vive inspiration ajoutait ses créations propres à celles des muses tragiques: son génie inventait ainsi que le leur et rivalisait de sublimité; l'acteur était poëte lui-même en prêtant ses accents à nos poëtes: car il donnait comme eux de la réalité aux plus chimériques images (1)..

A ce portrait, si ressemblant, nous joindrons l'appréciation qu'a faite de ce grand acteur un grand écrivain. Qu'était Talma? dit Chateaubriand dans les Mémoires d'outretombe lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées de l'amour de la patrie; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les

(1) Dans cette esquisse fidèle des talents de Talma, M. Reignier ne s'est pas flatté d'avoir fait un tableau complet. Cependant, puisqu'il a cru devoir y mentionner les effets obtenus par le grand acteur dans quel ques-uns de ses rôles, nous essayerons de remplir cette lacune en rappelant la supériorité avec laquelle il jouait ceux de Ñéron, d'OEdipe, de Maulius, trois créations dont le souvenir suffirait à lui seul pour rendre à jamais impérissable dans les fastes de l'art dramatique la gloire attachée à son nom. On se rappelle particulièrement la majesté imposante de son entrée dans le premier de ces personnages, et la profondeur de sa pantomime dans sa grande scène avec Agrippine. Ou ne saurait oublier l'impression saisissante qu'il produisait dans la fameuse scène de la double confidence entre OEdipe et Jocaste, impression dont mademoiselle Duchesnois pouvait, à juste titre, s'attribuer une partie pour l'art admirable qu'elle mettait à le seconder. Enfin les hommes de goût de plus en plus rares auxquels il a été donné de voir et d'applaudir Talma daus Manlius, se souviendront toujours de la savante concentration

accents lamentables et lointains des chœurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain; voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec, il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois mille ans par les Euménides; Français, il venait des solitudes de SaintDenis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il mar-chait, esclave de la destinée, inexo

de son débit, et de l'harmonieuse et antique correction de ses poses, de l'intelligence de son jeu muet, et surtout de la vérité si pénétrante de son intonation lorsqu'il prononçait le célèbre Qu'en dis-tu? du quatrième acte de cette tragédie. Parmi les rôles qui, après ceux que nous venons de citer, ont le plus contribué à sa renommée, nous rappellerons encore Macbeth, Othello; Oreste dans Iphigénie en Tauride; Pharan, dans Abufar; Mérode, dans Marianne; Nicodème, Cinna; Joad et Abner, dans Athalie; Marigny, dans les Templiers; Achille, dans Iphigénie; Courcy, dans Gabrielle de Vergy; etc. Mais ces derniers rôles, par leur caractère ouvert et chevaleresque, convenaient moins au genre de son talent, essentiellement sombre et pathétique. Talma avait aussi, à plusieurs reprises, abordé la comédie, mais jamais avec succès. Dans la Partie de chasse d'Henri IV, où il a figuré très-rarement d'ailleurs, ce grand artiste trouvait le secret d'être médiocre et presque ridicule. Cependant il a laissé de beaux souvenirs dans le rôle de Danville, de l'Ecole des Viellards.

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