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Nous mouillâmes au Port-au-Prince le 18 août, après une traversée des plus agréables, et nous y débarquâmes M. de Peynier qui y fut très bien accueilli. M. Duchilleau, dont la condescendance pour les habitants avait ouvert les ports de la colonie au commerce étranger, était déjà parti et nous évita ainsi un retour précipité en France. Nous n'en fùmes pas moins obligés de reprendre la mer deux jours après notre arrivée, pour aller dans les débouquements, à la recherche d'un forban qu'on disait avoir vu dans ces parages; mais rien ne nous en révéla l'existence durant les quinze jours de croisière que nous fimes pour le chercher.

C'est pendant cette croisière que j'ai eu la seule punition et le seul duel de ma vie. Le lieutenant en pied de l'Engageante était un triste sire sous une infinité de rapports; le soir de notre arrivée devant le Port-au-Prince, il me commanda pour une corvée hors de mon tour. Blessé de l'injustice de cet ordre et le considérant comme un acte de partialité et de vexation à mon égard, je m'obstinai à ne pas l'exécuter. Le capitaine était à terre; lorsqu'il revint, on lui rendit compte de ce qui s'était passé, et je fus incontinent envoyé à la fosse aux lions où je restai tout le temps de la croisière. Nous avions trouvé dans la rade du Port-au-Prince la corvette l'Ariel, sur laquelle le fils de M. de Lajaille était embarqué en qualité d'élève, et notre commandant l'avait aussitôt pris à son bord; ce jeune homme n'était mon ancien que d'une seule promotion, mais fier de la supériorité que cette ancienneté et la position de fils du capitaine semblaient lui donner, il vint me narguer

dans ma prison; je me fàchai, et comme il persistait, je finis par l'envoyer promener en des termes qui, lorsque nous les employions entre camarades, devaient inévitablement nous amener sur le terrain ou nous obliger à quitter le corps. Le capitaine ne tarda pas à en être informé, et, en galant homme qu'il était, il fit cesser mes arrêts le jour même de notre retour au Port-au-Prince. Le lendemain son fils et moi nous eûmes la permission de descendre à terre, nous nous battîmes à l'épée et nous reçûmes chacun une légère blessure, nos témoins nous séparèrent et nous raccommodèrent ensemble; nous vécûmes depuis dans une grande intimité. Quant au capitaine, il ne m'en traita dans la suite qu'avec plus de bonté; il est vrai qu'il connaissait le lieutenant pour un fort vilain homme et qu'il devait être persuadé que les torts n'étaient pas de mon côté dans la discussion qui avait eu lieu entre nous.

Quelque peu disposé que je sois à me faire l'apologiste du duel, je ne puis m'empêcher de reconnaître l'efficacité de cet usage pour corriger les grossièretés et les polissonneries de collège des enfants de quatorze à quinze ans, qui se trouvaient entrer sans transition dans la carrière de la délicatesse et de l'honneur; ils étaient formés par là à la politesse, au respect des convenances et apprenaient à s'observer entre eux, non seulement dans leurs actes, mais même dans leurs propos. Cette nécessité de mettre l'épée à la main ou d'être expulsé du corps par ses camarades, si l'on donnait ou recevait une qualification blessante, une menace ou un démenti, était une de ces institutions venant de je ne sais où,

créée par je ne sais qui, nulle part libellée, mais admise sans contestation. Bien qu'empreinte de l'apparence de l'arbitraire et de la violence, elle en était en réalité, pour la jeunesse, le préservatif le plus infaillible et le plus naturel. Aucune force légale et régulière ne paraissait lui donner une sanction, et cependant jamais loi ne fut mieux observée ni pourvue de meilleures garanties d'exécution. Comment aurait-on pu continuer à faire partie d'un corps qui vous eùt repoussé comme indigne et dont les membres vous eussent séquestré par mépris?

J'ai souvent pensé à cet usage des élèves de marine en voyant se succéder tant de constitutions combinées avec le plus grand soin, dont l'observation était commandée quelquefois sous peine de mort et que leurs auteurs eux-mêmes étaient ensuite les premiers à violer. Je me suis expliqué comment les institutions de notre vieille France avaient pu se former et dominer si longtemps sans avoir été proposées, discutées, ni libellées, avec autant de labeur et d'appareil que celles de nos jours, tandis que pas une de ces dernières n'a pu survivre encore à l'éphémère existence du pouvoir qui l'avait imposée. C'est que les premières sortaient du fond même des situations et devaient durer autant que les causes qui les avaient fait naître; elles pourvoyaient à des intérêts qui devaient les soutenir sous peine de périr eux-mêmes. Ce n'étaient point des œuvres de combinaison, de théorie ou de passion, mais c'était la conséquence logique et forcée de faits existants, d'expériences flagrantes et d'obsta

cles invincibles; la perspicacité et la justesse de l'esprit français prescrivaient de marcher dans la seule voie qui permît de surmonter toutes les difficultés; personne n'avait discuté ni délibéré sur la route à suivre, mais tous prenaient la même, le sens naturel de chacun ne lui permettant pas de supposer qu'il y en eût une autre possible.

Nous étions partis de France quatre jours après la prise de la Bastille, ce premier succès de la violence contre le droit, des passions aveugles contre la saine raison, des vaines théories contre la sagesse de l'expérience, et de l'orgueil du moment contre la maturité du temps. Quand nous arrivâmes à SaintDomingue, cette belle colonie touchait à l'apogée de la prospérité matérielle, mais était en proie à une vague inquiétude, peut-être inséparable d'un si haut degré de bien-être. Comme dans la métropole, le dégoût et la dépréciation des jouissances réelles se joignaient à un besoin fantastique de changement fomenté dès longtemps par les philosophes et les écrivains du siècle qui touchait à son terme.

Rien au monde n'était comparable au spectacle qu'offrait alors à Saint-Domingue le développement de la culture et du commerce, fruit d'une bonne administration. La fécondité du sol était inépuisable, son étendue était immense, comparée à la consommation possible des précieux produits de son exploitation. Moins de la moitié de la colonie était cultivée, et non seulement elle suffisait à l'approvisionnement de la France en sucre, café, coton, indigo, et au débouché des vins, farines et objets manufacturés de la métropole, mais encore elle

fournissait à celle-ci des moyens d'échanges avec les populations du centre de l'Europe. Trois ports principaux, situés dans le voisinage des plaines les plus étendues et les plus fertiles, semblaient destinés à servir à l'écoulement des productions diverses de ce riche terroir, le Cap Français pour la partie du nord, le Port-au-Prince pour celle de l'ouest, les Cayes Saint-Louis pour celle du sud. Le premier de ces ports était sans contredit le plus beau, le plus riche et le plus commerçant des trois; il pouvait, disait-on, soutenir sous tous les rapports la comparaison avec les villes de commerce de premier ordre en France; du reste, je ne l'ai aperçu qu'en passant, le bâtiment que je montais n'y a même jamais jeté l'ancre. Il en est autrement des deux autres et surtout du Port-au-Prince, qui servit presque constamment de station à l'Engageante pendant les dix-huit mois que dura notre campagne.

Peu de jours s'écoulaient sans amener plusieurs navires marchands venus directement de France; à peine en vue, ils mettaient sur leur avant, pour avertir les correspondants des armateurs qui les avaient expédiés, le pavillon du port auquel ils appartenaient Saint-Malo, Dieppe, Rouen, le Havre, Honfleur, Nantes, Bordeaux, Marseille et jusqu'à Saint-Valery, l'y montraient, joint au drapeau blanc, que les couleurs dites nationales n'avaient point encore fait disparaître.

Chaque jour amenait aussi des navires venant de la côte d'Afrique chargés de noirs, ou des neutres de toutes les nations étrangères, de tous les points

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