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II

LE COMTE D'ARTOIS A PARIS.

A mesure que les jours se succédaient, la situation du gouvernement provisoire devenait de plus en plus difficile. Il n'avait point fait de nombreuses nominations, mais celles qui avaient paru au Moniteur n'avaient pas toujours été heureuses. Le choix qu'il avait fait de M. de Pradt, ancien archevêque de Malines, pour le placer à la tête de la grande chancellerie de la Légion d'honneur, singulière consolation donnée à cet orgueil exigeant irrité de ne point avoir obtenu une place dans le gouvernement provisoire, était devenu un sujet de colère et de risée dans l'armée. Il y avait partout des nécessités de gouvernement et d'administration auxquelles il ne pouvait pourvoir. Enfin il avait rempli les deux seules tâches réelles qu'il eût à remplir: il avait conduit l'Empire par une pente douce jusqu'à l'abdication absolue et à la souveraineté de l'ile d'Elbe, et il avait proclamé le retour des Bourbons. Il avait donc cessé d'être un moyen, il devenait un obstacle; il avait perdu sa raison d'être.

L'empereur de Russie et M. de Talleyrand ne pouvaient se le cacher entièrement, et M. de Vitrolles, esprit vif et avisé, à qui son hardi voyage avait donné du crédit auprès d'Alexandre, ses entrées intimes chez M. de Talleyrand et une influence considérable sur le comte d'Artois, prenait soin de le leur rappeler. La nécessité de la présence de Monsieur à Paris était devenue le texte de toutes ses conversations. Plus près du théâtre des événements que Louis XVIII, et investi par son frère des fonctions de lieutenant général du royaume, ce

prince était l'héritier indiqué du gouvernement provisoire et le moyen d'attendre Louis XVIII. L'empereur de Russie, qui pressentait que l'arrivée du comte d'Artois mettrait fin à ce rôle de modérateur suprême qu'il remplissait lui-même avec une satisfaction secrète, ne se montra point d'abord pressé d'autoriser sa venue. M. de Vitrolles, pour la lui faire accepter, cherchait à lui persuader qu'elle serait utile à ce pouvoir moral dont il était jaloux. «Votre intervention si puissante et si utile peut se perdre en agissant à découvert, lui répétait-il, elle sera couverte par cet intermédiaire. » A la seconde conversation, il obtint du czar la promesse de ne pas s'opposer à la venue du comte d'Artois si M. de Talleyrand la croyait utile. Fort de cet acquiescement conditionnel, il aborda la question avec M. de Talleyrand, qui ne s'étonnait d'aucune proposition. Son argument fut le même avec lui qu'avec Alexandre: « Le gouvernement provisoire n'était rien et ne pouvait rien; avec Monsieur et par Monsieur le prince de Talleyrand pouvait tout en France. >>

D'abord on laissa dire M. de Vitrolles, bientôt on le laissa faire; il y a de ces choses nécessaires qu'on n'empêche point, alors même qu'on est peu disposé à les accorder. Dès le 4 avril, M. de Vitrolles, du consentement de l'empereur Alexandre, avait fait tous les préparatifs de son départ pour aller chercher le comte d'Artois à Nancy, et, ce jour-là même, il vint prendre, dans la matinée, à l'hôtel de la rue Saint-Florentin, la lettre dont M. de Talleyrand avait promis de le charger pour ce prince. Il eut avec lui un entretien dans lequel les dernières dispositions furent arrêtées. M. de Talleyrand promit, au nom du gouvernement provisoire, 1° qu'il emploierait toute son influence pour empêcher le Sénat de publier une constitution ou tout autre acte de nature à compromettre l'autorité du Roi. Il fut convenu 2° que Monsieur entrerait à Paris à cheval, avec l'uniforme de la garde nationale et la cocarde

blanche; 3° que les clefs de la ville lui seraient présentées par le préfet de la Seine et tout le corps de ville; 4° qu'il se rendrait directement à Notre-Dame, où le Sénat, le Corps législatif et les autorités civiles et judiciaires seraient réunies pour le Te Deum; 5° qu'il prendrait sa résidence aux Tuileries; 6° qu'il sortirait convenablement escorté pour visiter les souverains; 7° que les lettres patentes du Roi qui nommaient Monsieur lieutenant général du royaume seraient portées le lendemain au Sénat par le président et les membres du gouvernement provisoire, pour y être vérifiées et enregistrées en séance extraordinaire. >>

On écrivit en double ces conventions et une des copies fut laissée à M. de Talleyrand, qui souscrivit à tout sans élever une objection. Jamais homme n'attacha moins de prix à une parole donnée, mais aussi jamais homme ne s'occupa moins de la tenir. Le baron de Vitrolles ne put partir dans la matinée du 4 avril, parce que la lettre du prince de Talleyrand pour le comte d'Artois n'était pas encore prête. Il fut ajourné au soir, et, comprenant le prix des instants dans une situation si critique, il résolut de partir en sortant de cette dernière entrevue. Le 4 avril, à huit heures du soir, il était en face de M. de Talleyrand, dans le premier salon de la rue Saint-Florentin, et tendait la main pour recevoir la lettre promise, lorsque le bruit de talons ferrés retentit. M. de Talleyrand retira vivement la lettre et s'enquit auprès de l'aide de camp du prince de Schwarzenberg, qui venait d'entrer, des nouvelles qu'il apportait. Celui-ci répondit que les maréchaux Ney et Macdonald et le duc de Vicence se présentaient aux avant-postes, chargés des propositions de Napoléon et de ́mandant à voir Alexandre. Une ombre passa sur la physionomie ordinairement impassible de M. de Talleyrand. « Ceci est un incident, dit-il à M. de Vitrolles de sa voix la plus grave. Vous ne pouvez partir actuellement; il faut voir comment cela

se dénouera. » En disant ces paroles, il cacha la lettre dans sa poche la plus profonde '.

La démarche des maréchaux, qui avait déterminé l'accession de M. de Montesquiou au projet de Constitution du Sénat, retardait donc le départ de M. de Vitrolles, et par suite la venue du comte d'Artois. Ce ne fut que le lendemain 5 avril, au matin, que le baron de Vitrolles put voir le prince de Talleyrand, qui lui raconta l'entretien de la veille, les efforts des maréchaux, le maintien définitif de la résolution des coalisés. L'incident était vidé, M. de Talleyrand n'hésita plus à remettre au baron de Vitrolles sa lettre pour Monsieur, et lui dit en le quittant: « Allez vite, mais n'allez pas trop fort; ménagez-vous et ménagez-nous; » paroles sibyllines, qui contenaient un conseil et un avertissement caché de la défiance qu'excitait M. de Vitrolles et de celle qu'il devait avoir. La lettre de M. de Talleyrand au comte d'Artois, flatteuse, mais vague, se terminait ainsi : « Nous avons assez de gloire, Monseigneur, mais venez, venez nous rendre l'honneur. » A dix heures, M. de Vitrolles recevait cette lettre; à midi sa calèche, remplie de numéros du Moniteur et de proclamations du gouvernement provisoire, roulait sur la route de Nancy.

Un nouveau centre d'action va ici apparaître. Le comte d'Artois est au moment d'entrer en scène. Il faudra d'abord raconter la transition du gouvernement provisoire au gouvernement de Monsieur, transition difficile, car le gouvernement provisoire et le Sénat sont résolus à faire des conditions; il faudra ensuite retracer les actes du gouvernement de Monsieur. C'était un événement qu'une voiture de poste sur la route qui va de Paris à Nancy, traversant une contrée dévastée par la guerre. Sur cette route, les passe-ports du général Wolkonsky furent plus utiles au baron de Vitrolles que les

1. Mémoires inédits du baron de Vitrolles.

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passe-ports du gouvernement provisoire. L'aspect du pays était morne et désolé. On traversait des villages déserts, à demi incendiés. A dix lieues de Paris personne ne connaissait les événements, et des voix s'élevaient pour demander si cette ville existait encore. Le fléau de la guerre avait laissé partout ses traces. C'étaient des arbres renversés, des chariots brisés, des cadavres dépouillés et gisant dans des flaques de sang et de boue, un spectacle de mort et de désolation à navrer le cœur. Lorsque le 6 avril, à la pointe du jour, la calèche de M. de Vitrolles entra à Châlons-sur-Marne, on l'entoura et on lui demanda des nouvelles. « La paix! la paix! mes amis, dit-il. « La paix ! » répéta-t-on autour de lui avec une joie indicible. Alors il reprit : « Oui, mes amis, la paix et les Bourbons. » On ne comprenait plus. La paix, c'était le fait que tout le monde désirait, comme la nécessité évidente de la situation; les Bourbons, c'était le moyen de la paix, et cette population, ahurie par ses souffrances, étourdie par le tumulte des événements, ne s'élevait pas encore à l'idée du moyen. Du côté de Bar-le-Duc, les populations entières étaient dans les bois, et traitaient en ennemis ceux qui passaient sur la route. Le 7 avril, de grand matin, M. de Vitrolles traversait Toul; le même jour, à neuf heures du matin, il entrait à Nancy.

La fortune du comte d'Artois avait déjà pris une face nouvelle. Lorsque, dix jours seulement avant, le 26 mars, le baron de Vitrolles avait laissé Monsieur dans cette ville, ce prince, sans situation officielle, sans influence, et toléré plutôt qu'autorisé, habitait la maison d'un simple particulier; M. Mick avait offert au frère du Roi une courageuse hospitalité, qui, l'exécution récente de M. de Gault l'avait assez prouvé, pouvait compromettre la vie de ce généreux royaliste. Entouré d'un petit nombre seulement d'amis, le comte François des Cars, le comte de Bruges, le comte Melchior

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