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confluent: des bois de sapins, la vieille et grande route de Smolensk à Moscou, par Mojaïsk; les petites hauteurs çà et là jetées, comme pour accidenter le terrain, faisaient de cette position un bon champ de bataille: plaine, bois, ravin, ruisseau, n'étaient-ce pas là toutes les conditions d'un terrain stratégique pour une grande journée? Kutusoff l'avait choisi pour son armée, étudiant tout l'espace entre Smolensk et la Moskowa; le village de Borodino, sur le devant de la ligne, était fortement occupé, et se liait à la grande route, défendant la partie la plus faible du champ de bataille; un mamelon fortifié dominait le bois, protégé lui-même par la redoute. Les dispositions de Kutusoff étaient pleines de méthode, et en harmonie avec le caractère du soldat russe; habitué à la guerre contre les Turcs, il avait étudié l'art des retranchements et des redoutes; il savait aussi que si l'impétuosité des Français était grande, une fois cette ardeur arrêtée, leur défaite était facile. Les grenadiers du prince Charles de Mecklembourg durent défendre Borodino; l'infanterie fut placée dans le village et les bois, la cavalerie dans la plaine et Bagration en réserve. Toutes ces masses de soldats attendirent, pleines d'ardeur, le premier signal de la bataille; les milices de Moscou même brûlaient d'en venir aux mains; soldats de quelques jours, ils ne demandaient qu'à mourir pour la patrie.

Napoléon s'avançait de son côté à marches forcées pour atteindre les Russes de Kutusoff, espérant toujours la bataille. Dans cette progression rapide quelques désordres s'étaient mis dans l'armée française; la discipline n'était plus observée, on traversait les villages incendiés, sans vivres, sans pain, sans autre ressource que la maraude. Rien n'était épargné, ni la chaumière, ni le palais, ni l'église; l'armée était harcelée par des pulks de Cosaques; les paysans euxmêmes s'armaient déjà. Les munitions de guerre manquaient pour l'artillerie comme pour l'infanterie 1; les ordres que l'empereur avait donnés pour éviter l'encombrement des voitures n'étaient point exécutés; cette voix si puissante était à peine écoutée ; on courait pour atteindre les troupes de Kutusoff. Ce fut le 5 septembre, après que sa cavalerie fut augmentée du beau corps de Latour-Maubourg, que Napoléon laissa éclater toute sa joie en apercevant l'ennemi dans les

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L'empereur avait pris les mesures les plus sévères, mais toujours impuissantes, pour la distribution des vivres.

magnifiques positions de Borodino; sa gaieté fut aussi vive que si la victoire était déjà sous ses aigles. Les voilà donc ces Russes qu'il cherchait depuis si longtemps! les voilà couronnant les hauteurs, et l'attendant de pied ferme, comme s'ils étaient protégés par la main de Dieu!

<< La bataille ! la bataille! » fut le cri général. Il était une heure, le soleil à son plein, et, sans retarder un moment, Napoléon ordonne d'enlever à droite la première redoute et le mamelon de la route de Kalouga que protégeaient les grenadiers du prince Charles de Mecklembourg. C'était comme la veille des armes; Napoléon dit aux Polonais : « Voilà les Russes, c'est vous que cela regarde, » et les Polonais chargent la tête haute; Poniatowski les conduit; ils ont à leur face leur antique ennemi; ils y marchent comme en rugissant de colère; Murat les soutient avec sa cavalerie. Trois divisions de Davoust s'avancent en rangs serrés; mais à Compans reste l'honneur d'enlever la redoute; Friant la tourne suivi de la division Morand. Il fallait voir les régiments de Compans s'avancer en colonnes serrées et montant à l'assaut l'arme au bras comme à une fête sous la mitraille! La redoute est prise; les Russes se rallient et bientôt leur étendard reparaît sur le sommet; deux fois la redoute est prise et reprise; cette terrible redoute voit encore le drapeau russe! une quatrième charge la met enfin au pouvoir des Français. C'était un prélude de la grande journée, une passe d'armes de la veille, comme dans les romans de chevalerie. Dans ce premier choc si rude, les coups furent donnés et rendus avec le plus grand acharnement; les morts couvraient le terrain. La redoute, chèrement achetée, mettait à même Napoléon de tracer avec toute liberté son plan de bataille pour le lendemain. La position de Kutusoff était moins bonne; maîtres de la redoute, les Français pouvaient se déployer plus facilement sur les flancs des Russes; Kutusoff allait-il encore se retirer après le premier échec? échapperait-il la nuit comme Barclay de Tolly? Napoléon, plein d'inquiétude, était debout déjà à quatre heures du matin : « Où est l'armée russe?» tel est son premier mot. Non, Kutusoff ne s'était point retiré; pour lui était venu le moment de la résistance, il ne refusait pas la bataille; on put le voir sur le vaste terrain où se déployait son armée 1.

'Ici j'ai besoin de dire que les bulletins sont fautifs, exagérés et souvent fanfarons.

Dès la pointe du jour, Napoléon, vêtu de sa redingote grise, sur son cheval blanc, poussa une reconnaissance à toute bride presque jusqu'aux avant-postes russes; il put juger que cette armée attendrait avec une héroïque résignation les coups des Français; elle ne fuit plus, elle s'est arrêtée; l'empereur voit qu'il est temps de prendre un parti. Il est dix heures, le 6 septembre; retiré sous sa tente, il dicte des ordres, trace les mouvements des corps; chaque maréchal doit ne les exécuter que pendant la nuit, pour qu'on puisse les modifier jusqu'au moment même de la bataille; il consulte, il médite, il fait venir Davoust, Ney, Junot, Eugène; il est là au milieu d'un carré formé par l'infanterie de la vieille garde, impatient, inquiet, agité. La nuit du 6 au 7 septembre le sommeil de la nuit fut peu long; à deux heures l'empereur était debout; ses paroles furent celles-ci : « Quel temps fait-il?» « Le ciel est pur,» répondit une sentinelle de la garde, vieux grenadier, à la porte de sa tente. Alors Napoléon répéta sa phrase habituelle : « Nous aurons le même temps qu'à Austerlitz. » L'escadron de service est à cheval et l'entoure; il monte sur son fougueux coursier, et répète encore : « C'est le temps d'Austerlitz.» Austerlitz était sa prédilection stratégique, sa bataille aux vastes manœuvres; puis c'était contre les Russes qu'on allait croiser la baïonnette; à Austerlitz c'était aussi contre les Russes! Kutusoff commande à Borodino, comme il dirigeait les colonnes russes dans la Moravie; rapprochements qui lui plaisent toujours dans sa vie militaire! Napoléon, debout à 4 heures, alla d'abord visiter la redoute conquise l'avant-veille; cette redoute était remplie par la vieille et la jeune garde; toutes les fois qu'il s'agissait d'une grande bataille, la garde paraissait en grande tenue, c'était sa fête à elle; il fallait faire honneur à la victoire, cette maîtresse chérie; un banquet d'honneur lui était réservé dans des coupes fantastiques pleines du sang ennemi ! Le restant de la nuit fut passé à construire des ponts sur la Kalotcha, la petite rivière; on éleva des ouvrages, on multiplia les canons en batterie. L'appel du matin donnait le résultat suivant : onze corps composaient l'armée impériale; huit autour de la redoute devaient se précipiter comme un torrent sur les points indiqués par Napoléon; la redoute conquise le 5 serait le bivac de l'empereur au milieu de sa garde! Ainsi se passa cette nuit mémorable, tous les corps sous les armes, les fantassins le fusil au pied, la cavalerie

sellée.

Pendant ce temps, Kutusoff développait sa tactique, puisée aux campagnes du Danube. Voici quelles furent les dispositions prescrites à l'armée russe : « un régiment de chasseurs de la garde, hommes puissants et forts, dut se placer en colonnes pressées dans le village de Borodino; sur le plus vaste plateau, les corps d'élite d'Ostermann et de Bagawout; puis la belle et forte infanterie de Doctoroff, chargée de défendre la principale batterie; à la droite de cette batterie, des divisions massées, s'appuyant elles-mêmes sur les bois ; à l'arrièregarde, la milice de Moscou, mal exercée et qu'on ne pouvait placer en ligne militaire sans jeter la confusion et le désordre. Enfin, en réserve toute la garde russe et la cavalerie.» Tel fut l'ordre de Kutusoff '; chaque division d'infanterie avait derrière elle un corps puissant de cavalerie; le vieillard, sur un cheval tartare, s'était placé avec son état-major près de la redoute, au centre du corps de Doctoroff. L'image de saint Serge était gardée comme dans un sanctuaire par la milice de Moscou.

Dans cette nuit qui précéda la bataille, Napoléon put voir les divisions russes dont les feux resplendissaient au loin. Les Français, privés de bois, ne purent allumer les bivacs; leurs campements restèrent dans les ténèbres; ils passèrent la nuit debout sur un terrain déjà froid et humide comme les nuits d'automne. A la pointe du jour, l'empereur parcourut tous les rangs; il fut remarqué par tous, car quel était le soldat qui ne portait l'empreinte de son visage en son cœur? Depuis quelques jours Napoléon avait atteint sa quarantetroisième année, il fallait saluer l'anniversaire par une victoire; tous purent contempler sa petite taille, ses épaules hautes, son embonpoint, sa démarche pesante. Ses regards pénétrants suivaient avec attention tous les mouvements des lignes militaires; la joie et la colère se peignaient tour à tour sur son visage, parlant à tous d'un ton brusque et saccadé; il portait un chapeau si bas que de tous les rangs on pouvait le reconnaître à la bizarrerie de sa forme, imitée des officiers du vieux régime.

L'ordre de bataille, tracé dans cette longue nuit, se résumait dans les dispositions suivantes : un feu violent d'artillerie, dirigé sur la grande redoute, devait saluer le soleil de ses mille coups redoublés; alors Poniatowski, avec ses Polonais, devait la tourner par les bois,

1 Bulletin de Kutusoff.

et Davoust le soutenir dans ce mouvement qui pirouettait vers la gauche sur le corps de Ney et des Westphaliens. Dans l'intervalle, entre Ney et Eugène, de grandes masses de cavalerie: Montbrun, Latour-Maubourg et Nansouty; la cavalerie devait suivre les différents corps. Eugène, avec les divisions Morand, Broussier et Gérard, attaquerait de face la grande redoute, tandis que la garde resterait à la disposition de l'empereur pour agir dans des circonstances périlleuses. Cet admirable tracé de bataille avait pour but de refouler l'armée de Kutusoff dans l'angle formé par la Kalotcha et la Moskowa, et la forcer ainsi à mettre bas les armes; plan magnifique, qui aurait inévitablement réussi avec des troupes moins tenaces, moins fières que les Russes conduits par Kutusoff. A cinq heures du matin un roulement de tambours se fit entendre dans les bivacs des troupes françaises; un ban fut battu, les régiments se formèrent en pelotons; chaque capitaine, à la tête de sa compagnie, lut une proclamation courte et antique, dictée par Napoléon : « La voilà donc enfin cette bataille si désirée ! » disait l'empereur à ses soldats; la victoire dépendait d'eux, elle était nécessaire, car elle donnerait l'abondance et de bons quartiers d'hiver. Napoléon finissait par cette apostrophe: « Soldats, la postérité dira de vous: Il était à cette grande bataille, sous les murs de Moscou 1. »

Ces paroles correspondaient à tous les sentiments de l'armée, à ses plaintes, à ses désirs; Napoléon avouait la nécessité impérative d'une victoire; aux soldats manquant de tout, il promettait l'abondance; on craignait l'hiver avec ses frimas glacés, il annonçait de bons quartiers dans une cité opulente; on était loin de la patrie, et il leur faisait entrevoir un prompt retour. Sur toute la ligne on n'entendit plus que les cris de Vive l'empereur! Sous les armes cette armée comptait encore, le 7 au matin, 120,000 hommes; on les voyait manœuvrer dès l'aurore; l'infanterie était solide, la grosse cavalerie d'une force et d'une énergie invincibles; cinq cent quatre-vingt-sept

Proclamation de Napoléon.

«Soldats! voilà la bataille que vous avez tant désirée! désormais la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous; Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. » Signé, NAPOLÉON, »

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