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nos écrivains philosophes. L'ironie est distribuée dans ce chapitre à droite et à gauche avec une finesse et une légèreté qui doit couvrir les uns et les autres d'un mépris ineffaçable, et les dégoûter de s'égorger pour des sornettes. Il me semble voir le chat de La Fontaine, devant qui le lapin et la belette vont porter leur proces, au sujet d'un méchant trou qu'ils se disputent, et qui pour décision,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

Met les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.

Personne n'est peut-être plus propre que cet illustre écrivain à faire l'histoire des querelles théologiques, pour les rendre. tout à la fois odieuses et ridicules, et par là délivrer à jamais le genre humain de ce honteux et redoutable fléau.

La Morale pratique des Jésuites, ouvrage du docteur Arnauld, qui suivit d'assez près les Provinciales, acheva, quoique d'un mérite très-inférieur, de jeter sur ces pères un vernis odieux dont ils n'ont pu se laver ; cette impression fâcheuse et profonde, toujours entretenue par la lecture de ces mêmes ouvrages, a trouvé encore au bout d'un siècle les esprits disposés à croire tout le mal qu'on disait d'eux, et à approuver tout celui qu'on leur a fait. Le terme de morale jésuitique a été comme consacré dans la langue pour signifier la morale relâchée, et celui d'escobarderie pour signifier un adroit mensonge; et l'on sait combien une façon de parler à la mode a de pouvoir, surtout en France, pour accréditer les opinions.

Les Jésuites, chargés dès lors de tant de haine et d'imputations, n'en devaient être que long-temps après la victime; ils en triomphèrent dans la première violence de l'attaque, et n'en devinrent que plus puissans, plus animés contre leurs ennemis, et plus redoutables pour eux. Cependant à quels ennemis avaient-ils à faire? à des hommes du plus grand mérite et de la plus grande réputation, et dont la considération dans le plus public augmentait encore par la persécution même, un Arnauld, un Nicole, un Sacy, en un mot, tous les écrivains de la célèbre maison de Port-Royal. Ces adversaires étaient bien plus à craindre pour la société que de simples théologiens, que le commun des hommes n'écoute, n'entend, ni n'estime; ils étaient grands philosophes, autant du moins qu'on le pouvait être alors, gens de lettres du premier ordre, excellens écrivains, et d'une conduite irréprochable. Ils avaient dans le royaume et à la cour même des amis respectables et zélés, qu'ils s'étaient acquis par leurs talens, leurs vertus, et les services signalés dont la litterature leur était redevable. La Grammaire générale et raisonnée

qu'on nomme de Port-Royal, parce qu'ils en furent les auteurs, l'excellente logique appelée du même nom, les racines grecques, de savantes grammaires pour les langues grecque, latine, italienne et espagnole; telles étaient les productions de cette société respectable et libre. L'illustre Racine avait été leur élève, et avait conservé, ainsi que Despréaux son ami, les plus intimes liaisons avec eux; leurs ouvrages sur la religion et sur la morale étaient lus et estimés de toute la France; et le style par mâle et correct dans lequel ils étaient écrits, avaient le plus contribué, après les Provinciales, à la perfection de notre langue, tandis que les Jésuites ne comptaient encore parmi leurs écrivains français que des Barris et des Garrasses. Quel dommage que ces écrivains de Port-Royal, ces hommes d'un mérite si supérieur, aient perdu tant d'esprit et de temps à de controverses ridicules sur la doctrine bonne ou mauvaise de Jansenius, sur les discussions creuses et interminables du libre arbitre et de la grace, et sur l'importante question de savoir si cinq propositions inintelligibles sont dans up livre que personne ne lit? Tourmentés, emprisonnés, exilés pour ces vaines disputes, et sans cesse occupés à défendre une cause si futile', combien d'années la philosophie et les lettres ont à regretter dans leur vie? Que de lumières n'auraient-ils pas ajoutées à celles dont ils avaient déjà éclairé leur siècle, s'ils n'avaient été entraînés par ces malheureuses et pitoyables distractions, si indignes d'occuper des hommes comme eux? Osons-en dire davantage, au risque de nous écarter un moment de notre sujet. La raison peut-elle s'empêcher de verser des larmes amères, quand elle voit combien les querelles, si souvent excitées dans le sein du christianisme, ont enfoui de talens utiles; combien de siècles ces misérables et scandaleuses contestations ont fait perdre à l'esprit humain; et combien de génies, faits pour découvrir de nouvelles vérités, ont employé, au grand regret de la vraie religion, tout ce qu'ils avaient de sagacité et de lumières, à soutenir ou accréditer des absurdités anciennes? Lorsqu'on parcourt, dans la vaste bibliothèque du roi, la première salle, immense par son étendue, et qu'on la trouve destinée dans sa plus grande partie à la collection sans nombre des commentateurs les plus visionnaires de l'Ecriture, des écrivains polémiques sur les questions les plus vides de sens, des théologiens scolastiques de toute espèce, enfin de tant d'ouvrages d'où il n'y a pas à tirer une seule page de vérité, peut-on s'empêcher de s'écrier avec douleur; ut quid perditio hæc? (à quoi bon cette perte?) Encore l'humanité n'aurait été que médiocrement à plaindre, si tous ces objets frivoles et absurdes, ces bagatelles sacrées,

comme les appelle un célèbre magistrat (1), n'avaient abouti qu'à des injures, et n'avaient pas fait répandre des flots de sang. Mais fermons les yeux sur ces tristes objets, et faisons seulement une autre réflexion aussi consolante qu'humiliante pour l'esprit humain. Comment est-il possible que la même espèce d'étres qui a inventé l'art d'écrire, l'arithmétique, l'astronomie, l'algèbre, la chimie, l'horlogerie, la fabrique des étoffes, tant de choses enfin dignes d'admiration dans les arts mécaniques et libéraux, aient inventé la philosophie et la théologie scolastique, l'astrologie judiciaire, le concours concomitant, la grâce versatile et congrue, la délectation victorieuse, les accidens absolus, et tant d'autres inepties, qui feraient interdire par autorité de justice celui qui les imaginerait aujourd'hui pour la première fois? Platon définissait l'homme, un animal à deux pieds sans plumes. Quelque ridicule que cette définition paraisse, il était peut-être difficile, les lumières de la religion mises à part, de caractériser autrement l'indéfinissable espèce humaine, qui d'un côté semble par des chefs-d'œuvre de génie s'être approchée des intelligences célestes, et de l'autre par mille traits incroyables de sottise et d'atrocité, s'être mise au niveau des animaux les plus stupides et les plus féroces. Quand on mesure l'intervalle de Scot à Newton, ou plutôt des ouvrages de Scot à ceux de Newton, faut-il dire avec Térence : homo homini quid præstat (qu'il y a de distance entre un homme et un autre)? Ou faut-il seulement attribuer cette distance immense à la différence énorme des siècles, et penser avec douleur que ce docteur subtil et absurde qui a tant écrit de chimères admirées de ses contemporains, eût peut-être été Newton dans un siècle plus éclairé? Qu'on pèse bien toutes ces réflexions, qu'on y ajoute la lecture de l'histoire ecclésiastique, ces fastes de la vertu de quelques hommes, et de l'imbécile méchanceté de tant d'autres, qu'on voie dans cette histoire les usurpations sans nombre de la puissance spirituelle ; les brigandages et les violences exercées sous le prétexte de la religion; tant de guerres sanglantes, tant de persécutions atroces, tant d'assassinats commis au nom d'un Dieu qui les abhorre, et on aura à peu près le catalogue exact des avantages que les disputes du christianisme ont apportés aux hommes.

Pour en revenir aux Jésuites, la nomination du P. Le Tellier à la place de confesseur de Louis XIV, leur fournit l'occasion d'exercer pleinement leur vengeance. Cet homme ardent et inflexible, haï de ses confrères même qu'il gouvernait avec une verge de fer, fit boire aux jansénistes jusqu'à la lie, suivant sa (1) De La Chalotais, dans son Essai sur l'Education.

propre expression, le calice de l'indignation de la société. A peine fut-il en place, qu'on prévit les maux dont il allait être la cause; et le philosophe Fontenelle dit, en apprenant sa nomination, les jansénistes ont péché.

Le premier exploit de ce jésuite féroce et fougueux, fut la destruction de Port-Royal, où on ne laissa pas pierre sur pierre, et d'où l'on exhuma jusqu'aux cadavres qui y étaient enterrés. Cette violence, exécutée avec la dernière barbarie contre une maison respectable par les hommes célèbres qui l'avaient habitée, et contre de pauvres religieuses plus dignes de compassion que de haine, excita les cris de tout le royaume; ils ont retenti jusqu'à nos jours; et les Jésuites même ont avoué, en voyant le spectacle de leur destruction, que c'étaient les pierres de Port-Royal qui leur tombaient sur la tête pour les écraser.

Mais l'indignation que la destruction de Port- Royal excita contre eux, ne fut rien en comparaison du soulèvement général que causa la bulle Unigenitus. On sait que cette bulle fut leur ouvrage; on sait la réclamation universelle qu'elle produisit dans presque tous les ordres de l'Etat; on sait les intrigues, les fourberies, les violences qui furent mises en œuvre pour en extorquer l'acceptation. On se rappelle que Louis XIV étant venu à bout de la faire recevoir, tant bien que mal, par une assemblée de quarante prélats, voyait avec peine neuf évêques qui y restaient opposes; il aurait désiré, pour la tranquillité de sa conscience, une uniformité entière dans le corps épiscopal; cela est le plus aisé du monde, lui dit madame la duchesse sa fille, vous n'avez qu'à ordonner aux quarante acceptans d'être de l'avis des neuf autres. Les propositions condamnées étaient pour la plupart si mal choisies, qu'on prétend que Louis XIV, en les lisant dans la bulle, les prit pour les vérités qu'elle ordonnait de croire, en parut édifié, et fut bien surpris, quoique docile, quand son confesseur le détrompa.

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Les magistrats ne furent pas les derniers à s'élever contre cette bulle. Ils étaient surtout révoltés de la censure de la proposition XCI la crainte d'une excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de faire notre devoir. Instruits par les tristes effets des querelles du sacerdoce et de l'Empire durant tant de siècles, ils sentaient combien il était facile de profiter de cette censure pour détacher les peuples, par des menaces d'excommunication, de la fidélité qu'ils doivent à leur souverain. Ils voyaient dans une condamnation si téméraire l'atteinte secrète que les Jésuites et la cour de Rome voulaient porter à nos maximes sur l'indépendance temporelle des rois. On ne pouvait souscrire avec quelque pudeur à l'anathème lancé

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contre une proposition si évidente, qu'en la bornant à un détourné qu'elle ne présente pas, et en la jugeant, ce qui est ridicule en pareille matière, sur une prétendue intention de l'auteur en faveur des fanatiques excommuniés. Qui doute que les fanatiques ne puissent abuser de la vérité que cette proposition renferme, pour braver toute excommunication qu'ils croiront injuste. Mais l'abus qu'on peut faire d'une vérité est-il une raison pour la proscrire? l'Ecriture même serait-elle à l'abri d'une flétrissure fondée sur de pareils motifs?

Néanmoins, malgré la réclamation des magistrats, la bulle fut enregistrée; tout plia, de gré ou de force, sous le poids de l'autorité royale; la fureur avec laquelle le P. Le Tellier, auteur de cette production ultramontaine, en persécuta les adversaires, fut poussée si loin, que les Jésuites mêmes, quoiqu'aguerris de longue main à la violence, étaient effrayés de la sienne, et disaient hautement : le P. Le Tellier nous mène si grand train qu'il nous versera. Ils ne croyaient peut-être pas dire si vrai. C'est cette bulle et la persécution dont elle a été cause, qui, au bout de cinquante ans, a porté aux Jésuites le coup mortel; on va le voir par la suite de ce récit; mais il n'est pas inutile de faire auparavant une observation sur la conduite et les projets du P. Le Tellier. Bien des gens croient que ce jésuite était un fripon, sans religion, qui faisait servir à sa haine ce nom respectable; il y a beaucoup plus d'apparence que c'était un fanatique de bonne foi, qui, persuadé de la bonté de sa cause, se croyait tout permis pour assurer le triomphe de ce qu'il supposait être la saine doctrine. Dans le même temps qu'il persécutait les jansenistes, il déférait Fontenelle à Louis XIV comme un athée, pour avoir fait l'Histoire des Oracles. Fontenelle, l'élève des Jésuites, leur ami de tous les temps, ainsi que Je grand Corneille son oncle, désapprouvant même la doctrine et la morale des jansénistes, autant qu'un philosophe peut désapprouver des opinions théologiques; enfin, toujours sage et réservé sur la religion, dans ses discours comme dans ses écrits; tel était l'homme que Le Tellier voulait perdre, en même temps qu'il cherchait à écraser Quesnel et ses partisans. Se fût-il conduit de la sorte, s'il n'eût été animé par un principe de per

suasion?

Heureusement pour le jansénisme et pour la philosophie, Louis XIV mourut. Le Tellier, chargé de l'exécration publique, fut exilé à la Flèche, où il finit bientôt sa vie, odieuse à toute la nation. Le duc d'Orléans, régent, en tout l'opposé de Louis XIV, ne voulait ni braver avec violence le cri public que la constitution Unigenitus avait excité, ni offenser durement le

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