MÉMOIRES D'UN BOURGEOIS DE PARIS Comprenant LA FIN DE L'EMPIRE LA RESTAURATION LA MONARCHIE DE JUILLET - LA RÉPUBLIQUE TOME PREMIER PARIS LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, EN FACE DE LA MAISON DORÉE La traduction et la reproduction sont réservées 1856 A MES LECTEURS Avant de publier ces souvenirs sur les hommes et sur les choses de mon temps, je m'adressai deux questions. La première fut celle-ci : Ai-je dans le cœur une haine, un désir de vengeance, une rancune contre qui que ce soit? — Non. L'homme, aussi bien que tous les animaux, a reçu de la nature un instinct de conservation pour sa vie. L'homme seul a reçu de la société un instinct de conservation pour ses intérêts. Il y a donc dans l'homme un moi animal qui se défend contre la douleur et contre la mort, et un moi social toujours prêt à se défendre contre des événements et des rivalités qui offensent son orgueil ou le privent de bien-être. Quiconque cherche à nuire à son prochain cède à une douleur morale. C'est là certainement une circonstance atténuante pour les méfaits de l'humanité. Aussi, n'ai-je jamais pu prendre sur moi d'entretenir au fond de mon âme une haine, un désir de vengeance, ni même une rancune. Je n'ai jamais, si j'excepte les outrages qui blessent l'honneur, suivi le conseil de ce vers de Corneille traduit de Sénèque: Qui pardonne aisément invite à l'offenser. Quelques critiques m'ont reproché cet excès de bienveillance. Je prétends que la bienveillance et l'impartialité sont de notre temps. Pendant le dixhuitième siècle, blasé, oisif, la satire était presque un besoin pour la société. Quand on n'a rien à faire, on ne trouve rien de mieux que de médire du prochain. Depuis une trentaine d'années, notre société se préoccupe, au contraire, d'intérêts matériels, et s'est faite laborieuse. Elle montre plus de goût pour les faits que d'admiration pour les phrases; elle recherche la vérité. Il y a plus un écrivain qui ose, devant le public, défendre ses intérêts personnels blessés, et lui faire confidence de ses ressentiments, n'excite ni sympathie ni commisération. Les plus hautes intelligences sont d'ordinaire mal inspirées lorsqu'elles n'obéissent qu'à des instincts égoïstes. La défense d'un intérêt public, la défense de l'huma |