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si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l'on eût vue depuis longtemps: elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Mallet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop évidente « que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes, que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l'empereur, oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder. »

Bonaparte à Sainte-Hélène (Mémorial de las Cases) racontait qu'il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Mallet:

<< -Eh bien! messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution; vous me croyiez mort; mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines? Vous me faites frémir pour l'avenir! >>

Bonaparte raisonnait logiquement; il s'agissait de sa dynastie aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s'il s'était agi de la race de saint Louis?

Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un désert, parmi les débris d'une armée presque détruite dont la neige buvait le sang; les droits de Napoléon fondés sur la force s'anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n'y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s'était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part « que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres; pourquoi l'aigle ne pro

tégeait plus et tuait; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir? »

Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l'interrompit :

Colonel, je ne vous demande pas ces détails.

Cette expédition de Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l'empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie.

SMOLENSK. SUITE DE LA RETRAITE.

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L'air retentit des imprécations des désespérés forclos, vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de shakos défoncés, de casques faussés et rompus; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant des dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilés qui,

sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s'élèvent contre la troupe privilégiée : « L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes? >> Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres; on les repousse; on se bat; les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air était empesté de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres; des militaires étaient atteints d'imbécillité ou de folie; quelques-uns dont les cheveux s'étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d'un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait été exécuté.

L'armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d'une bande de cinquante mille traînards: il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de LatourMaubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit :

De quoi te plains-tu? tu n'auras plus qu'une botte à cirer.

Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l'exil du jeune prince: j'ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur.

On séjourna par force jusqu'au 14 dans Smolensk. Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davoust et de démembrer la place en la déchirant avec des fou

gasses: pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s'y établit le 15, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle : la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina.

Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misères, remuait à peine.

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Sortez seulement un moment de votre quartier général, s'écriait Wilson; avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime : il n'y a plus qu'à frapper; une charge suffira; dans deux heures la face de l'Europe sera changée. Cela était vrai; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France.

Kutuzoff répondait :

Je fais reposer mes soldats tous les trois jours; je rougirais, je m'arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armée française ma prisonnière; je la châtie dès qu'elle veut s'arrêter ou s'éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué c'est dans les marais de la Bérésina que s'éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant; c'est assez pour ma gloire.

Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzoff avec ce dédain insultant dont il était si prodigue : le vieux Kutuzoff à son tour lui rendait mépris pour mépris.

L'armée de Kutuzoff était plus impatiente que son chef; les Cosaques eux-mêmes s'écriaient :

- Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux? Cependant on ne voyait pas venir le quatrième corps qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16

à Krasnoï; les communications étaient coupées; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï, mais toujours les maréchaux Davoust et Ney ne paraissaient pas.

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Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d'un mot peu proportionné à son masque :

J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général.

Henri IV, partant pour le siége d'Amiens, avait dit :

J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je

fasse le roi de Navarre.

Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d'artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer; il y jette un coup d'œil et dit :

Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare!

Les Russes n'avaient qu'à se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eût écrasé; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés : son regard arrêta cent mille hommes sur les collines.

Kutuzoff, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolensky: apparemment pour n'avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la république.

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