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CHAPITRE V

LA PAIX

1814

I

Les alliés, vivant sur la tradition de la vieille monarchie, renouvelée par la Révolution, attendaient tout de Paris. Paris, comme au temps de Henri IV, de la Fronde, comme au 10 août au 9 thermidor, au 19 brumaire, constituait toute la France. Roma locuta est! Or Paris se taisait, inerte. Dans le peuple, où subsistaient, confusément mélangés, le vieil esprit national et l'esprit révolutionnaire, ni meneurs, ni mot de ralliement, sauf la vieille maxime nationale, la maxime permanente du salut public point d'étrangers! Mais qu'y pouvaient faire des gens désarmés, bridés par la police et sous le coup de la terreur, qui, pour avoir changé de mains de Robespierre à Fouché et s'être ordonnée, gouvernait encore de loin, comme les images horrifiques des dieux au fond des temples, et de près, tangible, par les espions et sbires. Ce qui subsistait de républicains sentait bien, et la masse, d'instinct, le ressentait comme eux, que rien de ce qui pouvait suivre l'invasion ne tournerait au profit de leur cause. Le reste fonctionnaires, gens d'argent, bourgeois soumis à l'empire, nobles ralliés et émigrés rentrés

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ne pensait qu'à ses affaires. Les uns cherchaient le possible, les autres s'y résignaient, personne à peu près ne le discernait encore. Comme au camp des alliés on avançait à l'aveugle. Dans cet état indécis, la première impulsion devait faire osciller la masse. Or un besoin dominait les autres : la paix.

Les alliés demandaient un gouvernement qui la fit; Paris l'accepta dès qu'il s'offrit. L'heure de Talleyrand arrivait'.

Il ne la voyait pas venir sans angoisse, non qu'il manquât de courage à l'heure de l'action; mais cet homme d'une sagacité si subtile et d'une fermeté rare dans les rencontres, souffrait de ne pas discerner encore ce qu'il aurait intérêt à vouloir. Il flairait le vent, et tout le Paris politique attendait qu'il en annonçât le changement. Il était encore tout à la régence: Que faire?» répondit-il à Mme de Coigny, qui insinuait vaguement ses princes. «Que faire ? N'avons-nous pas son fils?

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Pas autre chose? - Il ne peut être question que de régence, dit-il en baissant les yeux et du ton grave qu'il affecte quand il ne veut pas être contrarié. » Il spéculait tantôt sur la mort de l'empereur tué dans l'un des rudes corps-à-corps de la campagne, tantôt sur la paix. Il suivait les péripéties des pourparlers de Châtillon. J'ai, avoua-t-il, avec Caulaincourt un chiffre et un signe convenus par lesquels il m'avertira, par exemple, si l'empereur accepte ou non des propositions de paix. Napoléon ne mourant point, la paix ne se dessinant pas, il commença d'écouter quand on « chuchotait» autour de lui le nom des Bourbons. « Unjour, raconte Mme de Coigny, il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux, et et après s'être assuré qu'elle était fermée, il revint à moi, levant les bras en me disant: Madame de Coigny, je veux bien du roi, mais... » L'ex-Jeune captive l'interrompt, lui saute au cou; il la modère et reprend : Oui, je le veux bien, mais il faut vous faire connaître comment je suis avec cette famille-là. Je m'accommoderais encore assez bien avec le M. le comte d'Artois, parce qu'il y a quelque chose entre lui et moi qui lui expliquerait beaucoup de ma conduite. Mais son frère ne me connait pas du tout; je ne veux pas, je vous l'avoue, au lieu d'un remerciement, m'exposer à un pardon ou avoir à me justifier. Je n'ai aucun moyen d'aboutir... » Le lendemain ils reprirent le propos. Le grand ami de Mme de Coigny,

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1 Talleyrand, 1814, extraits de ses lettres à la duchesse de Dino, Revue d'his

toire diplomatique, t. II. -Étienne LAMY, Aimée de Coigny et ses Mémoires.

M. de Boisgelin, qui travaillait pour les Bourbons, allait partir afin de les rejoindre. « Et bien! aurait dit Talleyrand, je suis tout à fait pour cette affaire-ci, et, dès ce moment vous pouvez m'en regarder. Travaillons à délivrer le pays de ce furieux... Il faut parler hautement de ses torts, de son manque de foi à tous les engagements qu'il avait pris pour régner sur les Français. On ne doit pas craindre de prononcer encore les mots nation, droits du peuple... » Ce n'étaient pas précisément les mots d'ordre de la « légitimité ». Talleyrand aurait dès lors révélé en partie le plan qu'il machinait dans sa tête, infiniment plus pratique que celui de Sieyès en brumaire an VIII: un sénateur dénoncera Napoléon; Napoléon a manqué à ses serments, le contrat est annulé; Napoléon est mis hors la loi; le Sénat déclare la France monarchie constitutionnelle, avec trois ou quatre lois indiquant clairement les libertés du peuple; Louis XVIII sera appelé par un plébiscite. Les étrangers seront invités à repasser le Rhin, « pour commencer-là les préliminaires de la paix ». La France aurait une constitution, les brumairiens leur garantie, Talleyrand son habeas corpus. Il apprend, le 24 février, que, pour la première fois, le nom des Bourbons est mentionné dans une proclamation prussienne. Il permet à Vitrolles, de « chuchoter » son nom au quartier-général des alliés'. Après l'occupation de Bordeaux par les Anglais le 12 mars, et la proclamation de Louis XVIII par le maire de cette ville, il écrit à Mme de Dino :

Si la paix ne se fait pas, Bordeaux devient quelque chose de bien important dans les affaires : si la paix se fait, Bordeaux perd de son importance. Il la perdrait de même si l'empereur était tué, car nous aurions alors le roi de Rome, et la régence de sa mère. Les frères de l'empereur seraient bien un obstacle à cet arrangement, par l'influence qu'ils auraient la prétention d'exercer; mais cet obstacle serait facile à lever: on les forcerait à sortir de France, où ils n'ont de parti ni les uns ni les autres...

1

Voir ci-dessus, p. 40, 215, 272, 297. « Sa mission avait été conçue avec M. de Talleyrand, qui s'était mis à la tête d'un parti travaillant à la chute de Napoléon.» NESSELRODE, Autobiographie.

Et encore, le 20 mars :

Si l'empereur était tué, sa mort assurerait les droits de son fils... La régence satisferait tout le monde parce que l'on nommerait un conseil qui plairait à toutes les opinions.

Huit jours après, son parti était pris. Il voyait « la décomposition sociale» augmenter tous les jours. « Personne n'obéit, et personne ne commande '. » Dans son incertitude sur les desseins des alliés, il en spéculait, et il spéculait sagement. « Il devenait à toute heure plus pressant de préparer un gouvernement que l'on pût rapidement substituer à celui qui s'écroulait. Un seul jour d'hésitation pouvait faire éclater des idées de partage et d'asservissement qui menaçaient sourdement ce malheureux pays. Il n'y avait point d'intrigues à lier, toutes auraient été insuffisantes; ce qu'il fallait, c'était de trouver juste ce que la France voulait et ce que l'Europe devait vouloir. La France, au milieu des horreurs de l'invasion, voulait être libre et respectée; c'était vouloir la maison de Bourbon dans l'ordre prescrit par la légitimité. L'Europe, inquiète encore au milieu de la France, voulait qu'elle désarmat, qu'elle rentrât dans ses anciennes limites, que la paix n'eût plus besoin d'être constamment surveillée; elle demandait des garanties: c'était aussi vouloir la maison de Bourbon 2. » Sa raison, son sens politique y conduisaient Talleyrand, mais il parait bien qu'il ne se prononça qu'à la dernière heure, et ce fut la force des choses qui le décida.

La nécessité d'imposer et de défendre la conquête des « limites naturelles » commandait toute la politique extérieure depuis 1792; la nécessité de revenir aux « anciennes limites" commanda la politique intérieure en 1814. La question des limites demeurait si intimement liée, depuis le début de la grande guerre, à la question du gouvernement intérieur de la France, les gouvernements issus de la Révolution s'étaient à tel point identifiés avec la conquête et la conservation des

1 A la duchesse de Dino, 17, 20, 27 mars 1814

* Mémoires, t. II, p. 156 et suiv.

limites naturelles, que détruire ces limites, c'était détruire ces gouvernements, et amener par le reflux même des choses, avec le retour aux anciennes limites la restauration des Bourbons. Les Bourbons seuls pouvaient consentir la paix de l'Europe » avec dignité, parce qu'ils rattachaient à cette paix leur propre principe: ancienne frontière, ancienne monarchie, paix et légitimité; c'était toute la suite de leur politique dans l'émigration 2.

De même sur la trame tant de fois déchirée et reprise de la carrière de Talleyrand, cette conception de la paix maintenait seule une sorte de conséquence dans sa conduite, au moins une restriction mentale permanente à tant de démentis qu'il s'était donnés afin de se tenir en place. Il y revenait après d'étranges divagations, mais il s'y retrouvait chez soi. Il voyait se fermer le cycle au point où il s'était ouvert. La paix qui s'imposait, par les alliés, en 1814, c'était celle qu'en 1792, il conseillait à la République naissante. Il avait discerné les aberrations de la conquête, il avait montré les conditions extérieures d'un gouvernement libre en France. Loin de répugner aux anciennes limites, il était un des rares hommes en France qui y consentissent par connaissance et de conseil. Ce serait le lien entre les Bourbons et les alliés, et ce serait à lui d'en former le nœud. Si antipathique qu'il se sentit à Louis XVIII, si suspect aux alliés, il savait que ni le roi n'en tiendrait compte s'il lui apportait la couronne, ni les alliés s'il leur procurait la paix à leurs convenances. Le défilé s'ouvrait devant lui: il s'y engagea d'un pas mesuré, mais sûr, en grand seigneur qui tient les affaires, et l'égal, dans ce passage solennel de sa destinée, des plus fameux faiseurs de rois et négociateurs de traités.

Il fallait la paix à la France et il fallait à Talleyrand cette paix pour devenir ministre. Il fallait à la France la garantie de ses libertés, et il ne fallait rien moins qu'une constitution

1 Voir t. IV, p. 372-374, 431, t. V, p. 20; VI, p. 15.

Essais d'histoire et de critique: Talleyrand au congrès de Vienne.

3 Voir t. III, 221.

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