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bateaux du fameux pont jeté sur le détroit, cette prise de Sestos n'est pourtant pas un événement décisif; ce n'est point une de ces dates capitales qui s'imposent à l'historien. Plusieurs critiques ont pu soutenir avec quelque apparence de raison qu'en s'arrêtant là Hérodote, lui aussi, avait laissé son ouvrage inachevé : c'est notamment l'opinion d'Ottfried Muller.

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De plus, Thucydide, semblant admettre (I, 97) que la période antérieure aux guerres médiques et celle des guerres médiques c'est là ce qu'embrasse le récit d'Hérodote a été suffisamment racontée, indique au contraire, avec insistance, que la période suivante, celle où ne s'engage pas Hérodote, a été négligée ou n'a été traitée que d'une manière inexacte et superficielle par Hellanicos. Ce passage me paraît topique. D'autres logographes qu'Hérodote avaient raconté la guerre médique et ses antécédents; ainsi Charon de Lampsaque, ainsi Hellanicos lui-même; mais ils n'avaient sans doute pas apporté dans cette partie de leur œuvre plus de qualités que dans le tableau des années qui séparent l'invasion perse du début de la lutte décisive entre Athènes et Sparte. Si pour Thucydide toute cette période n'a pas encore été traitée par l'histoire, s'il y a là comme une vaste lacune qu'il se croit tenu de remplir (τοῖς πρὸ ἐμοῦ ἅπασιν ἔκλιπες ἦν τοῦτο τὸ χωρίον), ne parait-il pas renvoyer implicitement, pour la période précédente, à quelque ouvrage supérieur, qui aurait satisfait la curiosité et laissé peu à désirer, à une œuvre comme celle d'Hérodote?

Thucydide, dans l'introduction de son ouvrage ou dans les digressions qu'il se permet quelquefois, a l'occasion de toucher à des points aux. quels Hérodote avait déjà touché. Comme l'a très bien montré Mure, qui a étudié cette question avec beaucoup de soin, il semble alors se borner à rectifier ou à complèter ce qui a été dit par son devancier; quand il se rencontre avec lui sur un terrain commun, on dirait qu'il évite de répéter ce qui a déjà été raconté par son devancier. C'est ce qui arrive à propos de Thémistocle. Ce personnage est pour Athènes, dans la première moitié du cinquième siècle, à peu près ce que fut pour elle Périclès de 460 à 429; il attire également l'attention d'Hérodote et celle de Thucydide. Or l'épisode consacré à Thémistocle, chez Thucydide 1, est comme une continuation et une conclusion de la biographie de Thémistocle que renferme l'histoire d'Hérodote. De même pour Pausanias. Hérodote, là aussi, avait raconté les prospérités. Thucydide, reprenant là où Hérodote s'arrête, rapporte les désastres de la fin de sa

vie 2.

Hérodote, quand il avait eu à parler des Pisistratides, n'avait mentionné qu'en quelques mots le meurtre d'Hipparque par Harmodios, et s'était très longuement étendu sur l'expulsion d'Hippias par les Alcméo

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nides. Thucydide fait le contraire; il insiste longuement sur la conspiration des deux tyrannicides et sur ses résultats, tandis qu'il indique seulement par deux ou trois phrases la libération finale d'Athènes 2. On ferait des remarques analogues à propos de ce qu'Hérodote et Thucydide nous disent, chacun de son côté, sur la dynastie macédonienne, l'un insistant surtout sur ses origines légendaires, et l'autre sur les progrès de sa puissance jusqu'au temps de la guerre du Péloponèse 3.

A propos de la fondation et de l'histoire de Zancle en Sicile 4, comme à propos de la conspiration de Cylon, Thucydide a l'air de corriger Hérodote en présentant les choses un peu différemment 5. Il ne se contente d'ailleurs pas toujours de ces rectifications discrètes. On rencontre chez lui certaines allusions, faites d'un ton sec et sarcastique, aux erreurs qu'auraient commises ses prédécesseurs, et ces allusions s'appliquent parfois d'une manière si frappante à certains passages d'Hérodote que nous ne saurions guère voir là le résultat d'une simple coïncidence. C'est surtout dans l'introduction que se trouvent ces allusions; c'est là que Thucydide fait une véritable sortie contre la facilité avec laquelle le public grec accepte des erreurs populaires comme des vérités historiques. Or, des trois opinions qu'il signale comme erronées, l'une au moins se trouve dans Hérodote ; c'est l'idée qu'une division de l'armée spartiate portait le titre de cohorte pitanate 7.

Thucydide affirme qu'il n'y a jamais eu de cohorte de ce nom. C'est là un fait sans grande conséquence et sur lequel, à ce qu'il semble, il n'aurait pas eu l'idée d'insister, s'il n'avait pas été avancé par quelque notable représentant de ce génie populaire grec auquel il fait son procès; il nous paraît bien difficile d'échapper à cette conclusion, que c'est Hérodote qu'il a eu particulièrement en vue 8.

1. V, 55 et suiv. 62.

2. VI, 54 et suiv.; Cf. I, 20.

3. Hérodote, V, 22; VIII, 137 et suiv.; Thucyd., II, 99.

4. Hérodote, VI, 23; Thucydide, VI, 4.

5. Hér., V, 71; Thuc., I, 126.

6. I, 2.

7. Hérod., IX, 53. On a prétendu que c'était encore Hérodote qu'il visait en parlant de ceux qui croyaient que chaque roi spartiate avait deux votes dans le sénat; mais le passage d'Hérodote auquel on renvoie (VI, 57) ne dit rien de pareil. A le lire sans parti-pris, voici tout ce que l'on y trouve : « Quand les deux rois manquent à la séance du sénat, celui ou ceux qui les représentent mettent dans l'urne deux suffrages pour le compte des rois, et votent ensuite pour leur propre compte » Les premiers traducteurs ont abordé ce texte avec l'idée préconçue d'y trouver l'assertion contre laquelle Thucidyde s'inscrit en faux.

8. Il y a encore contradiction dans un autre passage, que signale M. W. et dont il tire, ce nous semble, des conclusions exagérées. Hérodote (VI, 98) rapporte qu'en 490 l'île de Délos « fut ébranlée par un tremblement de terre, à ce que disent les Déliens, et que ce fut, jusqu'au moment où il écrit, la première et la dernière fois fois que pareil phénomène s'y produisit ». Thucydide, au contraire, s'exprime ainsi : << Un peu avant ces évènements (le commencement de la guerre du Péloponèse), Délos qui, autant que s'en souviennent les Grecs, n'avait jamais ressenti de tremblements

Ce n'est pas seulement ici, c'est encore dans d'autres passages de l'introduction et de tout le reste du livre que Thucydide trahit la préoccupation qui le domine; il veut faire comprendre à ses lecteurs combien son sujet est plus beau que celui d'aucun de ses prédécesseurs, combien sa méthode est plus critique et plus sûre; or, est-il vraisemblable qu'il se soit ainsi tourmenté de la comparaison que l'on pourrait établir entre lui et un Hellanicus ou un Charon? Il avait trop conscience de son génie, il avait un trop juste orgueil. Il en était tout autrement si, pendant qu'il travaillait à l'œuvre dont il était fier, il a vu entrer dans la carrière un rival qui pouvait, grâce à des qualités différentes des siennes, lui disputer le succès, un rival dont les défauts mêmes étaient faits pour plaire au gros du public; on comprend alors cette inquiétude persistante, cette sorte d'idée fixe.

Ce ne sont pas seulement ces mouvements de mauvaise humeur et ces critiques indirectes qui vous permettent de deviner et d'entrevoir, si l'on peut ainsi parler, le manuscrit d'Hérodote entre les mains de Thucydide; on arrive encore à la même conclusion par une autre série d'observations. On a relevé chez Thucydide un certain nombre d'allusions à des événenements racontés en détail par Hérodote; Thucydide les mentionne, sans s'y arrêter, comme des faits d'une notoriété générale'. Or, nous ne voyons pas lequel des secs et maigres prédécesseurs d'Hérodote aurait pu, par l'ampleur et le charme de son récit, rendre ces faits assez familiers au public grec pour que Thucydide pût ensuite les présenter comme connus de tous et s'y référer sans avoir à les établir ni à entrer dans le détail. Quelquefois même, dans ces passages où Thucydide fait mention d'événements qu'Hérodote a racontés, il y a de curieuses ressemblances; on croirait que les mots mêmes d'Hérodote sont restés dans la mémoire de Thucydide. Ce sont des concordances d'expression bien difficiles à expliquer pour ceux qui partagent l'opinion de Dahlmann. Nous citerons

de terre, en éprouva une secousse (II, 8). » M. W. en conclut que Thucydide n'avait point lu Hérodote; nous croyons que la chose s'explique plus simplement. Les ouvrages anciens n'étaient pas munis de tables comme les nôtres, et le fait, en luimême, n'avait pas grande importance. Quand Thucydide rédigea ce chapitre, il ne lui revint pas à l'esprit que son devancier avait mentionné un premier tremblement de terre qui avait sans doute été peu remarqué, les Déliens, comme il semble résulter des expressions d'Hérodote, ayant été les seuls à le sentir. Quant à Hérodote, on comprend que, vivant vers 432, dans la Grande-Grèce, il n'ait pas entendu parler de ce nouveau phénomène local, et n'ait pas eu à corriger une phrase écrite peut-être bien plus tôt.

1. Ainsi le conseil que Thémistocle a donné aux Athéniens pendant la guerre d'Egine (Hér., VII, 144; Thuc., I, 14).

2.

-

Le stratagème par lequel il force les Grecs à combattre à Salamine (Hér., VIII, 75-79; Thuc., I, 74).

3. - Les prétendus services que Thémistocle aurait rendus au grand roi et qu'il lui rappelle en sollicitant sa protection (Hérod., VIII, 75; Thuc., I, 137).

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Le combat des 300 Argiens et Spartiates à Thyrea (Hérod., I, 82; Thuc., V,

41).

2

notamment les récits de la conspiration de Cylon et de la purification de Délos, ainsi que l'endroit où Thucydide parle de Pisistrate et de ses fils 3 et la manière dont il rappelle l'origine de l'alliance contractée entre Athènes et Platée 4.

Ces observations et ces rapprochements nous autorisent à penser que l'ouvrage d'Hérodote était sous les yeux de Thucydide quand celui-ci rédigea son histoire. Thucydide a dû profiter d'Hérodote et de ses exemples. Tout en se proposant de suivre une autre voie il n'a point pu ne pas beaucoup apprendre dans ces beaux récits; cette curiosité si éveillée et si impartiale lui a fait sentir tout ce qu'il devait s'imposer de recherches pour aller plus loin; cet art de grouper les faits et de donner la vie aux personnages a piqué au jeu son génie et l'a provoqué à l'effort. Si, comme nous le croyons, il n'a point ignoré Hérodote, nous avons quelque peine à ne point l'accuser d'orgueil et d'injustice quand il énonce la prétention d'être le premier à écrire une histoire qui soit une composition faite pour demeurer toujours, et non une œuvre d'apparat destinée au plaisir actuel des oreilles. » Disons-nous, pour excuser Thucydide, que toute grande passion est ombrageuse et jalouse; ne regrettons pas cette tension d'énergie et de réflexion, cette haute ambition d'esprit qui nous ont valu l'œuvre peut-être la plus originale et la plus puissante que l'antiquité nous ait laissée; mais rendons à Hérodote la justice que lui a refusée son illustre rival.

C'est ce que n'a pas fait, à notre sens, M. W.; son long commerce avec Thucydide l'a rendu trop sévère pour Hérodote. Il dit (p. 10) que, << sa méthode d'enquête est incontestablement défectueuse et condamnable. » Plus loin, reprenant un mot de Hume, il affirme « que la première page du livre de Thucydide est la première de l'histoire grecque et de l'histoire vraie. » Il y a là quelque exagération. Si Thucydide a, plus qu'Hérodote, le don de l'abstraction, s'il sait, mieux que son prédécesseur, dégager de la multitude des fait particuliers les lois qui ne changeront pas << tant que la nature humaine », comme il le dit, «< restera la même, » s'il a l'esprit plus dégagé de toute superstition et de toute crédulité, on peut lui reprocher d'avoir volontairement rétréci le terrain de l'histoire. Hérodote, le plus ancien des historiens dont les œuvres nous soient parvenues, en est, à certains égards, le plus moderne. Il a plus que personne dans l'antiquité, le sentiment de tout ce que doit dire l'histoire, de tout ce qu'on a le droit de lui demander. Pour presque tous les historiens anciens, l'histoire est tout entière dans le récit des délibérations de la place publique et dans les campagnes des armées; l'histoire politique, judiciaire et militaire est pour eux toute l'histoire. Il n'en est pas de même pour Hérodote; il donne, de la vie des peuples qui jouent

1. Hér., V, 71; Thuc, I, 126.

2. Hérod., I, 64; Thuc., III, 104.

3. Hér., I, 59; Thuc., VI, 54.
4. Hér., VI, 108; Thuc., III, 55

leur rôle dans son drame aux cent actes divers, une image qui est bien plus fidèle parce qu'elle est plus variée et plus complète. Quand il rencontre un peuple sur son chemin, par une exacte description du pays qu'il habite, il nous prépare à bien saisir le caractère, les coutumes, le rôle historique de ce peuple; il n'y a rien chez Thucydide, comme morceau de géographie historique, qui puisse être comparé à ce tableau de la configuration et de la formation de l'Egypte qu'Hérodote trace au commencement de son second livre. Parfois, quand Thucydide insiste, plus qu'il ne le fait d'ordinaire, sur la physionomie naturelle d'un pays et sur les accidents de sa conformation, on est tout étonné de reconnaître, en y regardant de près, qu'il se borne à suivre et à répéter son devancier. Ainsi mentionne-t-il, à propos d'Æniades, les alluvions de l'Achéloüs et le groupe d'îles que le fleuve travaille à réunir au continent, il ne fait que développer une indication jetée en passant par Hérodote; celui-ci, parlant aux Grecs du Nil et de ses apports, avait, pour être mieux compris, cherché en Grèce même des exemples de phénomènes semblables qui s'accomplissaient sous leurs yeux 2. D'ordinaire Thucydide, tout occupé à étudier les actions humaines, à en découvrir les motifs et à décrire les passions qui les inspirent, a moins de loisir et de liberté d'esprit qu'Hérodote, pour regarder les lieux et pour nous les faire voir; il n'en reçoit et n'en communique point une impression

aussi vive.

Hérodote ne se contente pas de nous préparer, par cette description, à mieux saisir le caractère, les coutumes, le rôle historique du peuple qu'il va mettre en scène; mais il nous parle de sa religion, de ses traditions, de sas mœurs; il nous les peint par des détails familiers et des anecdotes naïves. Sans perdre de vue les grandes scènes de l'histoire, sans jamais manquer à les rendre avec une force et une simplicité parfaite, il nous révèle, mieux qu'aucun autre ancien, la vie intime et domestique d'un peuple et comme le fond de son génie, comme son âme même. Il n'est pas jusqu'aux renseignements d'histoire littéraire qui ne trouvent une place dans quelque parenthèse de ce récit si souple et si richement étoffé; dans Thucydide, au contraire, pas un mot sur tous ces grands artistes et ces grands poètes d'Athènes, dont il a été le contemporain.

Enfin, quoi qu'en pense M. W., Hérodote est, à sa manière, avec Thucydide et Polybe, un des écrivains anciens qui ont le plus de critique. On le voit à la manière dont il distingue, presque toujours très judicieusement, entre les faits qu'il rapporte, indiquant qu'il doute de ceux-ci, tandis qu'il a toute raison de croire à ceux-là; mais n'avonsnous pas tout lieu de nous féliciter qu'il ait toujours suivi le principe qu'il professe à propos de l'expédition maritime qui, sous le règne de Né. chao, doubla l'Afrique 3? Le fait semblait incroyable, puisque les navi

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