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les cruautés des Turcs en Asie-Mineure, ou de leur dépeindre la richesse de Constantinople et la beauté de ses femmes! D'ailleurs, quoi qu'en dise M. R., la mauvaise entente d'Alexis avec les croisés, dès leur arrivée. dans ses états, avait certainement fait assez de bruit en Europe pour qu'il ne pût venir à l'idée de personne, en 1098 ou 1099, de le représenter offrant lui-même son empire à Robert de Flandre et lui disant ; Melius esse subjectus vestris Latinis cupio quam paganorum ludibriis, En admettant même toutes ces invraisemblances, quel intérêt l'auteur de la lettre avait-il à l'antidater de plusieurs années et à faire des recherches difficiles pour trouver des synchronismes applicables à l'époque qu'il choisissait? L'appel d'Alexis n'aurait-il pas eu beaucoup plus de force s'il avait été présenté comme actuel? Rien dans la lettre ne se rapporte à la Terre Sainte, sauf un mot à la fin : « Venez, dit Alexis aux Français, ne Christianorum regnum et, quod majus est, Domini perdatis sepulchrum .» Mais cette phrase est par trop absurde, puisque, d'une part, le sépulcre du Seigneur était perdu depuis longues années, et que, d'autre part, en s'emparant de Constantinople pour la défendre des Turcs et des Petchénègues, comme les y invite exclusivement le texte de la lettre, les Francs ne l'eussent aucunement recouvrée. Je pense que cette mention a été ajoutée par le remanieur dont nous avons déjà trouvé la trace. La lettre n'avait aucun rapport avec la croisade, à laquelle, comme le remarque fort bien M. R. (p. vi), le désir de secourir l'empire d'Orient fut absolument étranger; mais quand la Croisade se fut faite, la lettre sembla se rattacher au même ordre d'idées, et fut accueillie à ce titre par Guibert et par Robert au un copiste de Robert. Seulement on fut frappé de l'absence de toute mention de la Terre Sainte, et on ajouta les quelques mots que j'ai cités, sans s'inquiéter de savoir s'ils cadraient avec le reste du document. L'interpolation et la falsification sont aussi habituelles au moyen âge que la fabrication pure et simple.

L'examen des sources que le faussaire a mises à profit n'est pas de nature à contredire mon opinion. M. R. les divise en trois classes: 1o un ensemble de renseignements oraux plus ou moins vagues relatifs, d'une part, aux péripéties de la lutte engagée entre Alexis et les Infidèles pendant les années 1090-1092, de l'autre, aux succès d'Alphonse VI en Espagné; 2o un catalogue des reliques de la chapelle impériale de Bucoléon;

1. On est porté à chercher un rapport entre l'Epistola et la légende latine, composée avant 1085 à Saint-Denis, qui raconte la prétendue expédition de Charlemagne en Orient et nous montre l'empereur de Constantinople adressant au roi des Francs l'humble et ardente prière de venir le secourir. Mais les deux pièces fausses n'offrent aucune ressemblance, et, ce qui est remarquable, la légende s'occupe beaucoup plus de Jérusalem que l'Epistola. Les mots que je crois interpolés dans l'Epistola rappellent seuls un passage de la légende et pourraient bien avoir été suggérés à l'inpolateur par un souvenir de ce passage : « Plerisque christicolis captivitatis atque quibusdam interfectis, et, quod majus est, captivitato Domini sepulchro (Ms. B. p. lat. 12710, fol. 2 ro a).

3o des plaintes des chrétiens de Syrie sur les souffrances que leur faisaient endurer les Turcs. Notre faussaire a transporté en Asie-Mineure le théâtre de ces souffrances, mais M. R. montre que le récit coïncide textuellement avec celui que font d'autres textes des misères des Syriens', et est absolument faux en ce qui touche les environs de Constantinople. Il est vrai qu'il est porté à croire que le faussaire a pris ces détails dans le sermon ou les sermons d'Urbain II au concile de Clermont, dont certaines rédactions contiennent des phrases identiques, et ce fait mettrait nécessairement la rédaction de l'Epistola après 1095. Mais, avec autant de science que de bonne foi, M. R. démontre lui-même que l'authenticité de ces rédactions n'est aucunement attestée. Les rédacteurs (et au besoin le pape lui-même) ont fort bien pu puiser à la même source que l'auteur de notre lettre. Je dirai même qu'après le concile de Clermont, où ces souffrances des chrétiens de Syrie avaient été dénoncées à toute l'Europe et avaient mis les armes aux mains des croisés, il aurait été bizarre de songer à les rappor ter aux Grecs des alentours de Constantinople.

C'est dans la lettre elle-même qu'il faut chercher des données pour fixer l'époque où elle a été écrite. Elle mentionne trois faits des succès remportés en «< Galice » par les chrétiens l'année précédente, la prise par les Turcs de Chio et de Mitylène, et l'entrée de leur flotte dans les Dardanelles. Or, d'après M. R., ces trois faits sont inconciliables : « Galice » équivaut à Espagne, et nous ne trouvons de succès notables des chrétiens en Espagne, à cette époque, que « la campagne victorieuse qui suivit dans l'été de 1085 la prise de Tolède, et la prise de Valence en mai 1094, ce qui donnerait [pour l'époque où le faussaire a voulu placer la lettre] les années 1086 et 1095, l'une bien rapprochée du retour (1085) de Robert le Frison en Europe, l'autre postérieure à la mort (oct. 1093) de ce prince. » Attachons-nous au seul fait qui ait une date absolument sûre, et en même temps une précision qui ne peut être fortuite. Chio et Mitylène furent prises par les Turcs vers le mois de juillet 1090 (Riant, p. il), mais reprises par Alexis l'une en 1090 même, l'autre en 1092 (car on sait que ce prince était bien loin d'être le couard larmoyeur que représente l'Epistola, d'après les idées des Francs sur les Grecs). La lettre a dû être écrite quand on connaissait en Europe la prise de ces îles par les Turcs, mais non leur reprise, soit dans les derniers mois de 1090. Il est vrai que si elle mentionne, comme le dit M. R., le siège d'Abydos, on se trouve en présence d'une contradiction: « ce siège n'eut lieu qu'au commencement et ne put être connu en Europe qu'à la fin de 1093. >> Mais je ne trouve pas que les termes de la lettre appuient cette interprétation : Propontidem, qui et Avidus dicitur, et ex Ponto juxta Constantinopo

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1. J'adopte ici l'opinion de M. R., mais je voudrais qu'il l'eût appuyée de plus près en citant les textes en question, dont l'origine et les relations mériteraient d'ètre étudiées. L'Epistola ne dit pas d'ailleurs expressément que les atrocités des Turcs eussent lieu en Asie-Mineure. Elle indique comme leur théâtre « pene tota terra ab Jherusalem usque Greciam. >>

lim in mare magnum decurrit, cum ducentis navibus invaserunt..... et minantur tam per terram quam per eamdem Propontidem Constantinopolim... velociter rapere. » Il ne s'agit pas là d'un siège d'Abydos; l'auteur confond la Propontide avec les Dardanelles, et ce détroit avec Abydos (Avidus); on voit combien tout cela est vague. La flotte de Tsacas, qui s'emparait de Chio et de Mitylène, a très bien pu faire en même temps dans les Dardanelles une apparition qui a suffi à motiver cette phrase. Reste la « Galice ». M. R. veut que ce terme désigne l'Espagne en général; j'en doute fort, et j'insiste plutôt sur la circonstance, rappelée par lui, qu'Alphonse VI, roi de Castille, de Léon et de Galice, est souvent qualifié simplement de « roi de Galice». Mais l'allusion de la lettre ne s'applique certainement pas à un simple fait d'armes de ce prince, comme la prise de Tolède ou celle de Valence. Voici ce que dit le pseudoAlexis : « Rogamus ut quoscumque fideles Christi bellatores, tam majores quam minores cum mediocribus, in terra tua adquirere poteris ad auxilium mei et Grecorum Christianorum huc deducas, et sicut Galiciam et cetera Occidentalium regna, anno preterito, a jugo paganorum aliquantulum liberaverunt, ita et nunc..... regnum Grecorum liberare temptent ». Il s'agit évidemment ici de succès remportés non par les Espagnols, mais par des auxiliaires français venus en Espagne. Or nous trouvons, précisément à l'époque voulue, de notables succès de ce genre, les services rendus par les princes Robert, Eudes, Raimond et Henri de Bourgogne à Alphonse VI en Portugal, c'est-à-dire dans une province limitrophe de la Galice et dont le nom distinct était certainement peu connu en France. C'est en 1089 que ces princes arrivèrent auprès d'Alphonse, qui avait sollicité des secours de France. Ils combattirent aussitôt les Musulmans avec un succès qui se continua, et en récompense duquel Alphonse donna, en 1090 à Raimond sa sœur et le comté de Galice, en 1094 à Henri sa fille et le comté de Portugal qu'il avait conquis. C'est aux exploits de ces « soudoyers » français que l'auteur de la lettre fait allusion en demandant l'envoi en Grèce de combattants aussi vaillants.

Je pense donc qu'il écrivait en 1090. Cette année même, à ce que nous rapporte Anne Commène (éd. du Louvre, p. 205; voy. Riant, p. xxix), le comte Robert de Flandre envoya réellement à Alexis un secours important. La fille d'Alexis nous dit, à une date qui doit correspondre aux premiers mois de 10911: « Arrivent des chevaliers excellents, au nombre d'environ cinq cents, envoyés par le comte Robert de Flandre..... L'empereur les reçut avec bienveillance et libéralité, les remercia beaucoup et en fut remercié également. » Ils prirent part aux guerres de 1091, et retournèrent sans doute ensuite chez eux. Il me paraît qu'il y a entre cet envoi et la fausse lettre d'Alexis une connexité évidente. Robert avait visité le saint sépulcre en 1083, et, passant par Constanti

1. Voyez L. de Muralt, Chronographie byzantine, 11, 66.

nople en 1084, il avait eu avec Alexis des relations qui s'étaient terminées par une sorte d'hommage et la promesse d'un corps d'auxiliaires qui arrivèrent, en effet, en 1090. On voit que Robert ne se pressa pas de tenir sa promesse, et Alexis dut sans doute lui écrire pour la lui rappeler; il y a lieu de croire qu'il lui envoya réellement des messagers, comme le dit Guibert de Nogent (misit in Franciam scribens Rothberto) L'Epistola est écrite, à mon avis, sous l'impression de cet événement qui dut frapper les esprits elle est censée contenir la demande à laquelle Robert répondit par l'envoi de ses cinq cents chevaliers. On pourrait même croire que ce fut le comte de Flandre qui la fit faire pour exciter l'ardeur des volontaires dont il avait besoin, si la date ne devait pas en être placée (vu la mention de la prise de Chio et Mitylène) à une époque où les chevaliers de Robert étaient déjà partis, sinon arrivés à Constantinople, et si d'ailleurs on n'y remarquait pas l'absence de tout trait spécial au comté de Flandre, Celui qui l'a composée a fait un exercice de rhétorique sur un thème qui lui avait plu, mais qui prenait quelque réalité en ce qu'il était bien dans le goût du moment. Qu'on se rappelle, en effet, ce prodigieux mouvement d'expansion qui a marqué la seconde moité du x siècle pour la France du Nord. Les chevaliers français remplissaient alors le monde entier de leurs victoires : Robert Guiscard s'emparait de la Sicile; Guillaume de Montreuil comman. dait les troupes du pape; des Français enlevaient aux Musulmans leurs villes de Catalogne et d'Aragon (voy. Riant, p. xxv); d'autres conqué raient le Portugal; Guillaume de Normandie menait à bonne fin son étonnante aventure, et tout cela en moins de quarante ans. L'idée de sauver l'empire grec des Turcs, dont on connaissait les progrès redoutables, et en même temps de s'en emparer en tout ou en partie, devait naturellement venir à plus d'un des pèlerins qui, au retour de Jérusalem, passaient par Byzance, et qui y admiraient les reliques incomparables, les trésors merveilleux et les « pulcherrimas feminas ». Quand on sut que l'empereur grec lui-même faisait appel au secours des Français, comme avait fait le pape, comme venait de faire Alphonse VI, ce rêve prit naturellement un corps, et de la cellule de quelque moine à l'esprit hardi, à la science confuse (voy. l'énumération des provinces de l'Asie-Mineure), à l'imagination ardente, sortit la lettre d'Alexis à Robert. Celui qui l'a composée devait d'ailleurs être assez étranger au comte de Flandre 1; car il ne paraît pas connaître les relations et les engagements qui existaient antérieurement entre Robert et Alexis, et il décrit les reliques et les trésors de Constantinople comme s'il s'adressait à quelqu'un qui n'y fût jamais venu. Il n'y a aucune vraisemblance à ce que ce fabricateur ait été Robert de Saint-Remi. La lettre est, il est vrai, dans beaucoup de manuscrits, jointe à un récit de la première

1. M. R. parle, à plusieurs reprises, des « renseignements flamands, d'origine flamande » que contient l'Epistola, mais je les y ai vainement cherchés.

croisade; mais cela prouve simplement que Robert ou un de ses copistes l'a connue et recueillie.

Tout est donc explicable et naturel en assignant à l'Epistola la date de 1090; tout est compliqué et invraisemblable en la reportant à 1098 ou 1099. Comment croire, par exemple, qu'en 1098 un faussaire aurait su que à l'époque où il voulait mettre la lettre, Chio et Mitylène venaient d'être prises par les Turcs, et aurait en même temps ignoré qu'elles avaient été reprises par Alexis? On pourrait faire bien d'autres objections de ce genre, si ce qui a été dit ne semblait suffire. Mais il faut voir les arguments qu'apporte M. R. à l'appui de sa thèse. En dehors de ce qui touche le siège d'Abydos et les événements d'Espagne, il n'en donne réellement qu'un seul. L'Epistola reproduit un catalogue des reliques conservées dans la chapelle impériale de Bucoléon, catalogue d'origine latine, fait sans doute par quelque pèlerin de France. Or, dans ce catalogue, dont M. R. a publié ailleurs diverses rédactions, figure d'ordinaire une relique qui est absente ici; c'est la sainte lance. M. R. voit dans cette omission la preuve que la lettre a été composée après 1098, où fut trouvée sous terre, à Antioche, la fameuse sainte lance qui fit alors tant de bruit : l'auteur de la lettre, en y insérant le catalogue des reliques, a supprimé celle-là, parce qu'il regardait comme seule authentique la lance d'Antioche. Mais d'abord, cette omission peut être purement fortuite, comme celle de plusieurs autres reliques également importantes et mentionnées ailleurs (voy. Riant, p. lij). En second lieu, le catalogue en question paraît avoir été inséré dans la lettre après qu'elle circulait déjà Guibert de Nogent ne l'a pas eu sous les yeux. M. R. pense le contraire : « Guibert, dit-il, discutant précisément ce catalogue de reliques, donné par l'Epistola, s'étonne d'y voir mentionné le chef de saint Jean, qu'il croyait conservé tout entier à Saint-Jean-d'Angély; or il croyait à l'authenticité de la lance d'Antioche (1. IV, c. xxxiv), et il eût fait, par conséquent (s'il avait vu mentionnée celle de Constantinople), une remarque analogue sur la duplicité de cet objet sacré. » Mais Guibert, en résumant la lettre qu'il avait sous les yeux, ne parle que de reliques de saints, nullement de reliques dominicales. Il signale notamment ce fait que les corps de six apôtres sont conservés à Constantinople, et ce chiffre, qui est exact ou du moins se retrouve dans d'autres catalogues (voy. Riant, Exuvia CP. II, 217), n'est pas dans l'Epistola, où on parle seulement en bloc de « reliquie quorumdam prophetarum et apostolorum », ce qui prouve bien encore que notre texte de l'Epistola n'est pas conforme à celui que Guibert a connu. Guibert insiste d'ailleurs sur les reliques d'une façon qui ne permet pas de croire qu'il n'eût rien dit des reliques dominicales si elles avaient figuré dans son texte, Le catalo

1. Si on considère que l'Epistola manque dans plus de la moitié des mss. de Robert (44 sur 80, d'après M. Riant), on penchera à en attribuer l'annexion à un copiste plutôt qu'à l'auteur.

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