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raient pas eu sous les yeux les deux grandes épopées telles que nous les possédons aujourd'hui; le premier écrivain grec dont les œuvres nous prouveraient qu'il lisait Homère dans un texte qui différait peu du nôtre, ce serait Platon. Euripide et Sophocle n'ayant cessé de produire que vers les toutes dernières années du v° siècle, ce serait à peu près vers ce temps qu'à l'aide de matériaux empruntés au legs poétique des siècles antérieurs, un arrangeur quelconque, peut-être Antimaque, aurait composé, en prenant ce mot dans son sens étymologique, l'Iliade et l'Odyssée 2.

Ce serait vraiment vouloir perdre son temps que de s'amuser à répéter ici toutes les raisons qui ont été opposées à l'hypothèse de Wolf par ceux que l'on peut appeler, sur ce terrain, les conservateurs libéraux; nous désignerions ainsi les critiques qui, tout en tenant grand compte du travail de création et d'élaboration poétique qui a dû précéder la naissance de l'Iliade et de l'Odyssée, tout en faisant une large part aux interpolations et aux remaniements qui n'ont pu manquer de se produire pendant deux ou trois siècles de transmission orale, trouvent pourtant, dans l'étude même des deux poëmes, des motifs sérieux de croire que chacun d'eux est l'œuvre d'un poète très supérieur aux poètes qui l'avaient précédé comme à ceux qui l'ont suivi, qu'il y a bien un Homère ou, tout au plus, deux Homères qui ont tracé et rempli le cadre de l'Iliade et de l'Odyssée. On a montré quelle violence il avait fallu faire aux textes pour y trouver ce que l'on prétend en tirer, pour affirmer que Solon, Pisistrate et Onomacrite seraient venus, à un certain moment, condenser une sorte de matière épique jusque-là flottante et diffuse, qu'en l'agglomérant et la solidifiant, ils auraient ainsi créé deux grands poëmes que la Grèce s'est pris depuis lors, par une sorte d'illusion rétrospective, à considérer comme les premiers fruits de son génie. En général, on s'accorde à reconnaître aujourd'hui que la théorie de Wolf, de Lachmann et de leurs adhérents est, à tout prendre, plus embarrasrassante encore, plus grosse de difficultés et de contradictions de tout genre que la croyance à l'Homère de la tradition. Comme on l'a très bien dit, de tous les Homères le plus invraisemblable, c'est un Homère composé par une société de gens de lettres.

Nous n'insisterons pas. Tout ce que nous pouvons nous proposer ici,

des formes moins raides et moins anguleuses que celles des textes épigraphiques proprement dits; celles que le roseau traçait rapidement sur le papyrus devaient être plus arrondies encore et plus légèrement indiquées. C'est toujours une chose difficile que de se faire une idée de l'écriture cursive d'une époque d'après son écriture monumentale; voyez l'Egypte.

1. Pour qu'on ne nous accuse pas de forcer la thèse de M. P., nous citons les dernières lignes de sa dissertation : « Quidquid hac de re statues, illud certum est: fuisse tempus quo Homerus ore rhapsodorum audiretur, fuisse quo scriptus oculis doctorum perlegeretur. Hunc Plato, illud tragici noverunt. Quis ille fuerit qui Homerum nostrum litteris primum mandavit, si non fuit Antimachus, ego ignoro, nec quærendum mihi proposui, quia nihil tradidit historia. >>

c'est de faire voir comment l'hypothèse de M. P. est plus surprenante, plus inadmissible qu'aucune de celles de ses prédécesseurs, et combien sont faibles les arguments qu'il met en avant pour faire descendre jusque vers le quatrième siècle avant notre ère cette rédaction définitive des deux épopées, que plaçaient un siècle et demi plus tôt ceux mêmes des historiens de la littérature grecque qui étaient le plus éloignés des anciennes doctrines.

Il a déjà pu paraître étrange qu'une opération comme celle dont Pisistrate et ses fils auraient, prétend-on, suggéré la pensée, se soit accomplie à Athènes, sans qu'Hérodote et Thucydide, qui nous parlent avec tant de détail des Pisistratides, en aient gardé le moindre souvenir, sans qu'il y ait un mot à ce sujet dans Aristote, dont l'esprit exact et curieux avait dressé tout l'inventaire du passé de la Grèce, sans que des critiques aussi soigneux qu'Aristarque, pourvus de toutes les ressources que leur offrait la bibliothèque d'Alexandrie, aient compris que les éditeurs du poëme, pour choisir entre les leçons qui s'offraient à eux et résoudre les questions d'authenticité, devaient tenir compte des dispositions et des habitudes d'esprit qu'avaient dû porter dans leur travail d'arrangement et de mise par écrit Onomacrite et ses collaborateurs athéniens 1. On ne saurait guère révoquer en doute le fait même de la commission réunie par Pisistrate avec le mandat d'établir un texte qui pût servir au contrôle officiel de la récitation publique et complète des deux poëmes que comprenait la fête des Panathénées; mais rien ne nous avertit que cette entreprise ait fait beaucoup de bruit dans son temps, et déjà ceci nous donne à penser. Pesez d'ailleurs avec quelque attention les termes qu'emploient les quelques écrivains anciens qui, plusieurs centaines d'années après Pisistrate, font allusion au travail dont il aurait été le promoteur; vous ne trouverez pas chez eux une expression qui vous autorise à croire qu'ils se soient représenté les arrangeurs athéniens comme les vrais créateurs de l'Iliade et de l'Odyssée. Pour certains modernes, Onomacrite d'Athènes, Zopyre d'Héraclée et Orphée de Crotone, faisant, en gens de goût, leur choix dans la riche moisson poétique qu'avaient produite les siècles d'inspiration, auraient lié les plus beaux épis en deux maîtresses gerbes qui seraient devenues, entre leurs mains et par leur intervention, les deux grands poëmes que nous admirons. Il n'y a rien de cela dans les passages allégués de Cicéron, du scoliaste de Plaute et d'autres grammairiens; ce qui en résulte, pour quiconque n'a point le parti pris de faire violence aux mots, c'est que la première édition d'Homère aurait été, pour parler le langage moderne, donnée à Athènes, vers le milieu du sixième siècle, par les soins de Pisistrate.

1. Une des rares allusions qui se trouvent chez les Alexandrins à l'œuvre des réviseurs du vr siècle s'y rencontre à propos de la Dolonie: ils enregistrent l'opinion d'après laquelle ce serait seulement au temps de Pisistrate qu'elle aurait été incorporée au poéme (τετάχθαι εἰς τὴν ποίησιν).

Il y avait urgence. A mesure que l'on s'éloignait du temps où étaient nés les plus beaux chants épiques, les rhapsodes, pour réveiller la curiosité de leurs auditeurs, devaient tendre à varier leur récitation en y introduisant, suivant les moments et les lieux, des morceaux ou des épisodes destinés à flatter le patriotisme de telle ou telle cité ou à donner satisfaction à de nouveaux besoins développés par les élégiaques et les lyriques. D'ailleurs, depuis que l'Egypte, ouverte aux Ioniens, avait commencé de fournir à la Grèce le papyrus, la mémoire, prenant l'habitude de compter sur le secours de l'écriture, devenait plus paresseuse. Maint rhapsode, pour faciliter sa tâche, avait déjà peut-être, avant Pisistrate, mit par écrit tout ou partie des deux poëmes; mais ces copies, destinées à un usage tout personnel, avaient pu être dressées à la hâte et sans grand soin. Athènes, en confiant à l'écriture, sous la surveillance d'hommes compétents, les monuments vénérables de la vieille épopée, donne un exemple qui fut bientôt suivi par d'autres cités; on connaît les éditions des villes (èndboeg xarà móλeig). Si Athènes n'avait pas pris cette initiative, si l'on avait encore attendu ou si cette révision avait été entreprise pour la première fois dans des cités isolées et lointaines comme Sinope ou Marseille, le travail se serait peut-être fait, cinquante ans plus tard, dans des conditions beaucoup moins bonnes et le texte d'Homère nous serait arrivé plus altéré et plus chargé d'interpolations. L'ensemble des témoignages, malgré leur brièveté et leur insuffisance, paraît bien démontrer que, depuis les dernières années du vi° siècle, il y avait à Athènes un manuscrit de l'Iliade et de l'Odyssée jouissant d'une sorte d'autorité officielle; Solon et Pisistrate avaient fait, pour Homère, ce que l'orateur Lycurgue fit, au ive siècle, pour les trois grands tragiques, lorsqu'il se préoccupa de mettre le texte de ces drames à l'abri des altérations auxquelles l'exposaient le caprice des auteurs et les défaillances de leur mémoire ainsi que les spéculations des poètes nouveaux qui remettaient à la scène les anciennes pièces en les arrangeant au goût du jour. C'est surtout de ce manuscrit d'Homère que durent dériver les éditions que les Alexandrins nomment les communes (ai xovaí), le texte que nous pouvons appeler la vulgate primitive.

En tout cas, on ne saurait admettre que le travail d'où cette vulgate est sortie ait été différé, comme M. P. vient le prétendre aujourd'hui, jusqu'à la fin du siècle de Périclès. Pour rendre son hypothèse plausible, M. P. serait tenu de commencer, en bonne logique, par écarter tous les témoignages qui se rapportent à l'entreprise dont Solon paraît avoir eu la première pensée et qui s'est poursuivie et achevée sous les auspices de Pisistrate et de ses fils; mais il n'essaie même pas d'en ébranler l'autorité; on dirait presque qu'il les ignore. Cette attitude se comprendrait, à la rigueur, de la part d'un défenseur obstiné de la tradition, qui, se bouchant les oreilles et les yeux, refuserait d'entendre et de voir tout ce qui contrarierait ses croyances littéraires; elle est pour le moins surprenante chez un critique qui se place à l'avant-garde des adversaires de

la vieille doctrine. M. P. doit pourtant savoir que si les continuateurs de Wolf ont réussi à accréditer, pendant un certain temps, l'hypothèse dont les premiers linéaments se trouvent dans les fameux prolégomènes, ils l'ont dû surtout à ces témoignages et à leur apparente concordance. On a sans doute exagéré l'importance et méconnu le caractère du rôle joué par Onomacrite et ses associés; mais il n'est plus possible de nier que ces personnages se soient occupés à Athènes, sous les Pisistratides, d'une récension du texte des deux grandes épopées. Qu'a-t-il pu sortir de ce travail entrepris en commun, sinon une édition, une rédaction. écrite des poëmes homériques? S'ils n'ont pas conduit à terme cette entreprise, que leur attribuaient donc Cicéron et les grammairiens que l'on cite à ce propos 1, et comment Pisistrate avait-il mérité l'éloge qui se lisait sur le piédestal de la statue qui lui avait été élevée dans l'Athènes romaine?

M. P. ne s'explique point à ce sujet et nous pourrions arguer de ce silence pour écarter sa thèse par ce que l'on appelle la question préalable; mais M. P. est un helléniste connu par de trop sérieux travaux pour que nous nous arrêtions à cette fin de non-recevoir et que nous refusions d'examiner les raisons par lesquelles il essaye de justifier son opinion.

M. P. allègue un premier motif pour ne pas admettre que, vers la fin du sixième siècle, l'Iliade et l'Odyssée se lussent à Athènes à peu près telles que nous les lisons aujourd'hui. Le livre, dit-il, n'existait pour ainsi dire pas chez les Grecs avant l'âge de Périclès. Il y a là, ce semble, une exagération manifeste. Sans doute, vers le temps de la guerre du Péloponèse, les livres se multiplient rapidement, grâce aux progrès de la réflexion et au développement de la littérature historique et philosophique; mais est-il vraisemblable que les Grecs, avec leur esprit si agile et si curieux, si prompt à adopter, pour les perfectionner bientôt, toutes les inventions des peuples leurs aînés, aient attendu jusqu'à ce moment pour imiter ce qu'ils avaient vu faire en Egypte, pour écrire sur des rouleaux de papyrus? Dès le milieu du sixième siècle, on voit naître la prose grecque, avec les philosophes ioniens qui, comme Anaximandre, Anaximène et Héraclite, écrivent sur la nature (nepi qúsewg), avec les logographes, tels que Cadmos de Milet et Acusilaos d'Argos; or la composition d'écrits en prose de quelque étendue suppose l'emploi du papyrus. Dès la première moitié du cinquième siècle, dans toutes les cités qui marchent à la tête de la société grecque se développent des habitudes de réflexion et d'analyse, se fait sentir le mouvement d'une curiosité tournée vers la spéculation ontologique et vers l'étude du passé; on veut connaître le monde et s'en expliquer le problème. Ces besoins nouveaux ne peuvent se satisfaire que par la rédaction et la diffusion du livre; on voit donc alors se répandre dans les villes grecques des ouvra

1. ...ὃς τὸν Ὅμηρον ἠθρόισα, σποράδην τὸ πρὶν ἀειδόμενον.

ges comme le Tour du monde (пepíodos yñs) d'Hécatée de Milet ou le traité dans lequel Anaxagore de Clazomène avait à son tour tenté de résoudre l'énigme de l'univers, en suivant le même chemin que ses devanciers, mais avec une pensée déjà plus sûre d'elle-même et qui parlait une langue plus abstraite.

Une fois accoutumés, par les exigences de la prose, à faire du Kalem et du rouleau du papyrus un fréquent usage, les Grecs avaient trouvé tout naturel d'employer ce même instrument et cette même matière à transcrire aussi les vers, à se donner ainsi plus de facilité pour composer de nouvelles œuvres poétiques et à mieux assurer la composition intégrale de l'antique épopée, de ce legs que la mémoire avait longtemps gardé, non sans un effort dont elle commençait à se lasser. On connaît cette anecdote souvent citée qui met Alcibiade jeune en présence de deux maîtres d'école auxquels il demande à voir leur Homère (3.6klov nonser Ounpixév). L'un d'eux répond qu'il n'en a pas et reçoit d'Alcibiade un soufflet. L'autre réplique qu'il en possède un dont il a lui-même corrigé le texte (p'αúτou dropwμévov) et son interlocuteur s'étonne que, capable de remplir une pareille tâche, il se contente d'enseigner à lire aux enfants. Nous n'avons aucune raison sérieuse de révoquer en doute ce récit; il s'accorde bien avec tout ce que nous savons de la nature impétueuse d'Alcibiade, de sa passion pour tout ce qui le charmait et de son insolence hautaine; ce n'est ni l'invention d'un panégyriste fait a en lui-même trop peu d'importance - ni celle de l'un de ces ennemis acharnés dont Plutarque tient parfois le témoignage en suspicion, tout en n'omettant pas de le rapporter 2. Or il résulte clairement de ce récit que, vers le commencement de la guerre du Péloponèse, les exemplaires d'Homère étaient assez communs à Athènes pour qu'Alcibiade pût s'étonner à bon droit de trouver une école sans un texte d'Homère. Tout impertinent et violent qu'on le suppose, il ne distribuait pas les soufflets au hasard, sans pouvoir alléguer, pour les justifier, une de ces raisons qui ne satisfont peut être pas le battu, mais qui tournent contre lui la galerie et qui font rire à ses dépens. Pour qu'un humble maître d'école se mette à corriger Homère, il faut aussi que bien d'autres, plus compétents et plus autorisés, l'aient précédé dans ce travail, lui aient donné l'exemple. Nous voici loin de l'hypothèse d'après laquelle le texte d'Homère n'aurait peut-être été confié à l'écriture que peu d'années avant le moment où Platon écrivait les dialogues dans lesquels se trouvent de nombreuses citations des deux poëmes 3.

le

(1) Plutarque, Alcibiade, VII.

(2) Ch. III.

(3) << Homericorum carminum ad res Troicas spectantium materiem in universum cum perantiquam esse concedo, formam quam nunc habemus, fortasse tum primum litteris prescriptam, haud multum ante Platonem Atticis innotuisse judico videor mihi niti argumentis quæ non facile convelli aut confutari possunt. »

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