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une supériorité considérable sur tous ceux qui, avant lui, ont traité le même sujet. On peut donc recommander la lecture de son livre, mais je crois être plus utile en signalant ses défauts qu'en insistant sur ses mérités.

Je commence par le plan. M. de V. a divisé son livre en quatre parties: 1° les temps primitifs de la Gaule; 2° les Gaulois dans les temps historiques, d'après les anciens; 3° vues nouvelles de la science contemporaine, les peuples de langue celtique, leur histoire, leurs vieilles littératures; 4° les problèmes. La première partie est une sorte d'introduction à la seconde, et la troisième est une introduction à la quatrième la seconde et la quatrième traitent exactement les mêmes sujets. Veut-on, par exemple, savoir ce que M. de V. pense de la religion celtique? Il faut lire le chap. Ix de la deuxième partie et le chap. I de la quatrième. Dans l'un on trouvera la religion celtique étudiée d'après les monuments de la littérature antique, dans l'autre on la verra étudiée d'après ceux de la litté rature néo-celtique. Le résultat manque de clarté. M. de V. aurait dû suivre le plan de J. Grimm qui, dans ses Deutsche Rechtsalterthümer, adopte l'ordre des matières et réunit, dans chacun de ses chapitres, les textes de l'antiquité à ceux du moyen âge en les expliquant les uns par les

autres.

Prenons comme exemple le chapitre rer du livre 1er de Grimm, der Herrschende, « le prince » 1.

Le savant allemand débute par le passage de Tacite, Germanie, 7, où l'auteur latin nous apprend ce qu'il sait du principe monarchique chez les ancêtres des Allemands modernes, puis J. Grimm place à la suite et commente les textes que nous fournissent sur le même sujet d'abord les historiens de l'époque romaine postérieurs à Tacite, ensuite les documents du moyen âge. De la comparaison de ces monuments d'âges différents, l'idée germanique ressort clairement; tandis que l'idée celtique reste quelque peu obscure après la lecture du livre de M. de V. On voit que les Allemands savent parfois « faire un livre » mieux que les Français qui prétendent avoir le monopole de cet art.

De cette critique générale, je passe à des points de détail : 1° M. de V. ne me paraît pas avoir toujours su tirer bon parti des auteurs de l'antiquité qui parlent des Celtes; 2° il ne connaît pas assez les langues ni les littératures néo-celtiques.

Je dis d'abord que, suivant moi, il n'a pas toujours su tirer bon parti des auteurs de l'antiquité qui parlent des Celtes. Voici un exemple. P. 154, M. de V. soutient que les Druides enseignaient la doctrine pythagoricienne de la métempsycose. C'est une erreur évidente. Sans doute Diodore de Sicile, copié depuis par divers auteurs, a cru que la doctrine des Gaulois sur l'immortalité de l'âme était identique à celle de Pythagore 2: mais il a fait en cela une confu

1. Seconde édition, p. 229.

2. Diodore, 1. V, c. xxvIII, & 6; édition Didot, t. I, p. 271.

sion certaine. Suivant Pythagore, les âmes des justes étaient, après la mort, conduites par Hermès dans les régions les plus élevées de l'air où elles se passaient de corps; les âmes impures étaient, à titre d'expiation, condamnées à vivre un certain temps dans des corps d'animaux et d'hommes, et c'était seulement après avoir subi cette pénitence qu'elles atteignaient le séjour des âmes des justes et pouvaient vivre de la même vie incorporelle 1. La métempsycose est donc une peine infligée aux méchants, c'est sur la terre qu'elle est subie: les corps dans lesquels l'âme impure est reléguée sont ceux que nous touchons et que nous voyons.

La doctrine druidique est toute différente. Tous les morts reçoivent un corps nouveau : il ne s'agit donc pas ici d'une peine. Ce corps nouveau ne se trouve pas sur la terre que nous habitons : les âmes des morts en prennent possession dans un autre monde, orbe alio 2, dans le pays des morts, ad manes 3. Avec ce corps nouveau, l'âme du défunt retrouve, dans cette seconde patrie, tous les objets placés dans la tombe autour de son corps terrestre, ou brûlés dans la cérémonie des funérailles : armes, vétements, esclaves, jusqu'à des lettres missives, ou des titres de créance. Tel était l'enseignement des Druides, si nous nous en rapportons aux textes classiques.

Si M. de V. avait connu un peu la langue et la littérature de l'Irlande, il aurait pu, en regard des textes que César, Lucain, Pomponius Méla, etc., nous offrent sur la doctrine celtique de l'immortalité de l'âme, mettre les textes irlandais que nous fournissent les cycles épiques de Cúchulain et d'Oisin.

Ainsi la légende de la mort de Condla nous donne un nom irlandais du corps des défunts dans l'autre monde, c'est delb 4. Delb, dans le Priscien de Saint-Gall, vIIIe siècle, dans le Saint Paul de Wurzbourg, IXe siècle, traduit le latin imago, forma et species 5. Cormac nous donne delb pour le terme qui servait à désigner les images des dieux des Irlandais payens, c'est-à-dire pour l'équivalent du grec stowλov 6. Or sïdwλov est chez Homère le nom du corps qui accompagne l'âme des défunts dans l'Hadès 7. L'Hadès, le pays des morts, s'appelle sid dans la littérarature irlandaise, c'est le pays des dieux. La légende de Midir et de la reine Etain nous apprend que là hommes et femmes, avec des couronnes d'or sur la tête, passent la vie à s'enivrer avec de la bière et à manger du porc frais 8. Or, c'est la doctrine qui, au cinquième siècle avant J.-C.,

1. Voir les textes réunis par M. Mullach, Fragmenta philosophorum graecorum de la collection Didot, t. II, p. x.

2. Lucain, Pharsale, I, 457.

3. Pomponius Mela, III, 2.

4. Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 119. Cp. Revue critique, 1879, n° 16, art. 64, p. 293.

5. Zeuss, Grammatica celtica, 2o édition, p. 242-245.

6. Sanas Chormaic chez Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 25.

7. Iliade, xxIII, 72, 105; Odyssée, x1, 213, 476.

8. Voir le texte original, chez O'Curry, On the manners, t. III, p. 191-192.

était, en Grèce, attribuée au mythique Musée : Musée, dit Platon, conduit les justes dans l'Hadès où, couronnés de fleurs, ils passent toute leur existence dans une éternelle ivresse . Cette doctrine, étrangère à l'Odyssée où les morts ne sont point admis aux festins des dieux 2, commence à poindre dans la Télémachie 3, et a formellement pénétré dans les Opera et dies d'Hésiode : c'est par elle que s'explique l'utilité de la triple récolte produite chaque année par les voo! μaxáρwv, c'est-à-dire par les îles des bienheureux, ou plus exactement des dieux, où habitent les héros qui ont péri dans la guerre de Troie et dans celle de Thèbes 4. Voilà la vraie doctrine sacerdotale et populaire de la Grèce antique et des Celtes. La métempsycose pythagoricienne n'a jamais été, dans le monde européen, que la conception bizarre de quelques lettrés. Les monuments de l'antiquité qui nous font connaître la doctrine celtique sur ce point trouvent dans les textes néo-celtiques un commentaire précieux.

Il est regrettable que M. de V. connaisse si peu la littérature de l'Irlande quand il parle des mss. irlandais de la première époque, vie et IXe siècle, voici comment il s'exprime : « Les seuls monuments authenti«ques sont quelques gloses contenues dans un manuscrit du 1x siècle, « que M. Nigra a publiées » (p. 503). Et les mss. de Wurzbourg, de Milan, de Cambrai, de Turin, de Leyde, de Nancy, de Berne, de Carlsruhe, le livre d'Armagh, le liber hymnorum, le livre de Deir? Si M. de V. avait lu la préface de la Grammatica celtica, il y aurait trouvé la nomenclature des textes dont Zeuss et Ebel se sont servis, or ces deux savants ne se sont pas contentés du ms. 904 de Saint-Gall, qui a fait l'objet de la publication de M. Nigra. De la seconde époque de la paléographie irlandaise, xro- XIIe siècle, qui est représentée par trois manuscrits, le psautier de Southampton, le Lebor na huidre, le livre de Leinster, M. de V. ne trouve à citer (p. 336) que le troisième et le donne pour le plus ancien. Ce n'est point encore là-dessus qu'il est le plus mal renseigné. Les trois cents inscriptions irlandaises publiées 1o de 1872 à 1878 par Mle Stokes, Christian inscriptions in the irish language (VII-XVe siècles), 20 en 1876 par M. Hübner, Inscriptions Britanniæ christianæ (450-750 après J.-C.) n'existent pas pour le savant professeur. « Les inscriptions font défaut, » dit-il, p. 503 5.

1. De Republica, livre II, Platon de Didot, t. II, p. 26.

2. L'Héraclès divinisé a chez les dieux une femme et prend part aux festins, tandis que l'Héraclès qui est avec les morts n'a d'autre distraction que de porter son arc. Odyssée, XI, 602-608.

3. Les quatre premiers livres de l'Odyssée. Voir livre IV, v. 561-569.

4. Opera et dies, v. 172-173. Sur le vrai sens du mot páxap, voir Curtius, Griechische Etymologie, 4° édition, p. 161.

5. Les inscriptions celtiques comprises dans le volume de M. Hübner sont irlandaises pour la plupart, quoique écrites en Grande-Bretagne. Il existe en outre en Irlande des inscriptions ogamiques dont Ebel et M. Whitley Stokes ont tiré fort bon parti; mais l'absence d'un recueil de ces inscriptions les rend très-difficiles à consulter.

Quand de la littérature M. de V. passe au droit irlandais, il le fait très adroitement. Il est impossible de côtoyer plus habilement les difficultés d'une langue qu'on ignore. Mais M. de V. n'a pas toujours réussi à éviter l'écueil. Voici un exemple :

Un des usages les plus curieux de la procédure irlandaise est celui du jeûne que l'homme de classe inférieure observait à la porte de son débiteur de classe supérieure avant la saisie. M. Sullivan, savant irlandais, s'est demandé si le jeûne en question devait être entendu dans un sens rigoureux, et consister en une privation absolue de nourriture. M. de V. a compris que M. Sullivan avait contesté au terme juridique irlandais le sens de jeûne. M. de V. commet là un contre-sens. Le verbe dont se sert le Senchus Mór pour exprimer l'idée de jeûne, dans le cas dont il s'agit, est troiscim, à l'infinitif troscud: on le trouve dans le texte aux p. 112, 116 et 118 et dans la glose aux pages 82, 92, 98, 114, 120, 278 du tome Ier des Ancient laws of Ireland. C'est le verbe qui, par exemple, rend le jejunasset de la Vulgate, saint Mathieu, iv, 2, dans les deux traductions gaéliques, dans celle d'Irlande et dans celle d'Ecosse. Le sens de ce verbe n'est donc pas douteux. Il ressort du reste clairement de la glose de la page 117, t. I des Ancient laws où il est dit que le créancier doit, sous certaines peines pécuniaires, offrir à manger au débiteur qui remplit la formalité juridique désignée par ce verbe.

Une étude de ces textes judiciaires irlandais aurait pu fournir à M. de V. des éléments d'information analogues à ceux que J. Grimm a recueillis dans les textes judiciaires germaniques du moyen-âge, il y aurait trouvé l'explication et le développement des indications si insuffisantes que les Anciens nous ont laissées sur les institutions celtiques.

Ainsi M. de V. analyse dans son texte et reproduit en note, p. 114-115, des passages d'auteurs de l'époque classique qui nous montrent, au premier siècle avant Jésus-Christ, la population de la Gaule divisée en deux classes, les equites et la plèbe. Les equites, ou la noblesse, tiennent sous leur dépendance les hommes de la plèbe en leur faisant des prêts. Ces hommes de la plèbe, dit César, aere alieno premuntur (v1, 13); ailleurs le grand capitaine les appelle obaerati (1, 4). En quoi consistaient les prêts que la plèbe recevait des equites? La question n'a pas préoccupé M. de V.; elle est cependant d'une importance fondamentale pour quiconque veut étudier le droit public et privé de la Gaule. Je crois pouvoir affirmer que ces prêts consistaient en bétail. Le Gaulois, avant la conquête romaine, vivait presque exclusivement du produit de ses troupeaux. C'est ce qu'au second siècle avant notre ère, Polybe, 1, 17, exprime par le verbe xpewçayev, quand il parle des Gaulois qui envahirent l'Italie du Nord vers le commencement du quatrième siècle avant J.-C. et après l'établissement de la domination romaine dans la Gaule transalpine. Strabon, à la fin du premier siècle avant Jésus-Christ, dit encore la même chose des habitants de ce pays : τροφὴ δὲ πλείστη μετὰ γάλακτος

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καὶ κρεῶν παντοίων, μάλιστα δὲ τῶν ὑείων '. Μ. de V., p. 91-92, insiste sur l'importance de l'agriculture en Gaule avant la conquête romaine, mais les textes qu'il cite appartiennent à Pline le Naturaliste et sont, par conséquent, postérieurs d'un siècle à la conquête. Strabon parle aussi de l'agriculture gauloise, mais comme d'un fait contemporain et d'importance récente; les Gaulois, nous dit-il, sont devenus agriculteurs par force depuis la conquête : νῦν δ' ἀναγκάζονται γεωργεῖν καταθέμενοι τὰ ὅπλα 2. Je ne dis pas que l'agriculture fût inconnue aux Gaulois avant la conquête romaine, je dis qu'elle avait chez eux peu d'importance alors, que le pâturage tenait le premier rang, que, par conséquent, la propriété commune des tribus avait une importance considérable; je dis que, dans les fortunes privées, la propriété immobilière tenait une place secondaire, que les animaux domestiques constituaient l'élément fondamental de la propriété privée. C'est ce que nous trouvons plus tard en Irlande dans le Senchus Môr: la Flaith, d'un côté c'est la noblesse, est propriétaire du bétail; elle en confie une partie aux aithec 3, c'est-à-dire à la plèbe, à charge de diverses redevances en nature et de divers services corporels. Il n'y a pas à objecter la date récente des mss. du Senchus Môr. On rencontre déjà les deux termes de flaith et d'aithec opposés l'un à l'autre dans le livre d'Armagh, manuscrit du 1x° siècle 4, et les annales d'Irlande mentionnent une insurrection des aithech au premier siècle de notre ère 5. Aithech dérive d'aite qui, au viie siècle, rend le latin foenus dans le ms. de Saint-Gall 6, aithech signifie, par conséquent, a celui qui paie des intérêts 7 ». C'est l'équivalent irlandais des obaerati gaulois de César. Ces obaerati payaient donc leurs intérêts au moyen de redevances en nature, principalement en bétail, et au moyen de services corporels, et c'est en bétail que consistait leur dette. On aurait grand tort de les assimiler soit à nos débiteurs modernes, qui ont reçu une somme d'argent et qui servent en argent les intérêts de cette somme, soit aux serfs et aux vilains du moyen âge qui tenaient un immeuble de leur seigneur.

1. Strabon, 1. IV, c. iv, 2 2; édition Didot, p. 163.

2. Strabon, livre IV, c. 1, & 2, édition Didot, p. 147.

3. Ancient laws of Ireland, t. I, p. 40; t. II, p. 200, 214; t. III, p. 106. Cele, ceile, qui, dans les manuscrits de Saint-Gall et de Wurtzbourg, signifie le plus souvent socius, maritus, est très-souvent employé comme synonyme d'aithech dans les monuments de la jurisprudence irlandaise, de là le nom de Ceile Dé, « clients de Dieu », porté par les moines irlandais.

4. Whitley-Stokes, Goidilica, 1oo édition, p. 93.

5. Annals of the four Masters, édition d'O'Donovan, t. I, p. 94-99; O'Curry, Materials, p. 262-264.

Mss.

6. Nigra, Reliquie Celtice, I, 41. Suivant M. Nigra ce ms. n'est que de la première moitié du xe siècle.

7. Une glose du Senchus Mór, Ancient laws of Ireland, t. I, p. 40, explique le mot aithech par Inti diana coir aithi fiach. « O'Donovan a traduit: he for whom it is proper to pay dets. Il rend aithi par payement (Supplément à O'Reilly, p. 569), tandis que aithi veut dire « intérêts »>.

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