D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE N° 18 3 Mai 1879 Sommaire : 73. Cohen. La théorie des idées de Platon et des mathémati ques. 74. ROSSBERG, Observations sur des passages de Properce; SANDSTROM, Corrections au texte de Properce, de Lucain, de Valerius Flaccus; études critiques sur Stace. 75. ALBANĖS, Jean Artaudi, évêque de Nice et de Marseille. 76. CHANTELAUZE, Le cardinal de Retz et ses missions diplomatiques à Rome. 77. GEDECKE, La politique de l'Autriche dans l'affaire de la Succession d'Espagne. 78. DE VIEL CASTEL, Histoire de la Restauration, dernier volume. Académie des Inscriptions. 73. – Platons Ideenlehre und die Mathematik, von D' Hermann Cohen. (Separat-Abdruck aus dem Rectorats-Programm der Universität Marburg vom Jahre 1878). - Marburg, N. G. Elwert'sche Verlagsbuchlandlung. 1879, 31 pages in-4°. Prix : 1 mark 20 (1 fr. 50). Dans cette courte dissertation, M. le Dr Cohen s'est proposé surtout d'expliquer quels sont, dans la doctrine de Platon sur la connaissance et sur ses objets, les rapports des mathématiques avec la théorie des idées. Dans un préambule (p. 1-6), il a voulu faire voir comment, sur ce point important, les vues de Platon ont été préparées et amenées par le conflit des pensées des Eléates avec celles des atomistes. Parménide d'Elée, idéaliste par sa méthode, mais matérialiste par ses conclusions, avait enseigné que le plein seul, le plein un, immuable, limité, sphérique, est l'Étre, et que le vide, qui serait la condition nécessaire de tout mouvement, n'existe pas; de sorte que ce qui semble se mouvoir et changer n'est qu'une fausse apparence, étrangère au vrai. Suivant Démocrite, au contraire, le plein est l'ensemble des atomes éternels, distants les uns des autres, multiples et mobiles ; le néant, c'est-à-dire le vide dans lequel les atomes se meuvent, est tout aussi réel que l'Être, et les atomes, formes idéales, oxumata, idéai, comme Démocrite les appelle, sont, avec le vide qui les sépare, les objets des mathématiques, sciences de l'étendue et du nombre, si cultivées par Pythagore et par Démocrite après lui. M. C. a raison de dire (p. 2, fin) 'que la notion éléatique de l'Être a été amenée par la doctrine atomistique à une transformation idéaliste, et de distinguer dans cette transformation platonicienne deux moments, savoir : le moment du scepticisme, qui met en relief la nullité du réel dans la perception sensible, et le moment du spiritualisme, qui enseigne la réalité de l'Être contenu dans la pensée. Mais, dans ce premier quart de sa dissertation, M. C. se donne volontairement un tort Nouvelle série, VII. 18 assez grave et nuisible à ses lecteurs, auxquels il se contente de citer ou de traduire d'une manière trop incomplète des textes grecs, dont, sauf deux exceptions bien insuffisantes, il ne nomme même pas les auteurs 1 : c'est aux lecteurs à deviner et à comprendre s'ils le peuvent. Dans la partie principale de sa tâche (p. 7-31), M. C. devient moins avare de citations exactes de textes anciens, et d'indications d'ouvrages modernes, tels que ceux de Brandis et de Zeller sur la philosophie grecque, et de Hankel sur l'histoire des mathématiques; mais nous aurions voulu qu'il fût resté plus sobre de certaines locutions trop germaniques. Quant au fond, M. C. montre bien comment Platon fut conduit à mettre en lumière, au-dessus des idées des choses corporelles, d'autres idées trop négligées par ses devanciers, surtout l'idée de l'Être et plus haut encore l'idée du Bien, et comment il fut conduit à admettre qu'en dehors de l'Être absolu et du Néant absolu, toutes choses participent à la fois plus ou moins à l'Être et au Néant, et que chaque chose participe à la fois à plusieurs idées différentes. Suivant Platon, les idées sont l'objet de la science éniothpin, immuable et infaillible, atteinte par C 1. Les deux exceptions s'appliquent à des témoignages d'Aristote. 1° M. C. cite (p. 4. 1. 29-31), d'après Aristote (Phys., IV, 6, p. 213 a, 1. 28, Berlin), la définition que les atomistes donnaient du vide comme d'une distance où il n'y a aucun corps sensible. 2° L'autre citation (p. 4, fin), pour laquelle le renvoi est inexact (p. 302, au lieu de p. 303), est en outre très-incomplète. Après avoir cité quelques mots d'Aristote sur Leucippe et Démocrite et sur leur, théorie des atomes et du vide, M. C. croit résumer suffisamment la conclusion d'Aristote par cette assertion vague, que les atomistes pensent mathématiquement. Mais ce qu'Aristote dit (Du ciel, III, 4, p. 303 a, 1. 8-10), c'est que ces philosophes « aussi en quelque façon veulent que les êtres soient des nombres ou soient issus de nombres. » C'est à ces mots, supprimés par M. C., que se rapporte ce qu'Aristote ajoute, et ce que M. C. répète sans s'inquiéter d'être compris ; « En effet, s'ils ne déclarent pas cela, c'est pourtant ce qu'ils veulent dire. » Mais M. C. est encore moins excusable, lorsqu'il ne joint à ses citations tronquées aucun renvoi qui permette de recourir au texte pour les compléter. Par exemple, ayant à rappeler cette pensée, opposée par les atomistes aux Éléates, que « le quelque chose (l'Éire) n'existe pas plus que le néant, piro paaaov tò ev it to monēšv eivai », c'est-à-dire que le plein n'existe pas plus que le vide, réel pour Démocrite, mais nul pour les Eléates, M. C. (p. 3, 1. 21-22) ne se met en peine, ni d'indiquer que ces mots sont tirés de Plutarque (Contre Colotès, ch. iv, p. 1108), ni de renvoyer aux fragments de Démocrite recueillis par M. Mullach; mais de plus dans cette phrase, dont il laisse ignorer l'origine, il supprime le mot essentiel eivai, sans lequel elle n'a plus de sens, et il ne donne aucune explication sur cette phrase, qui, même avec le texte complet et le contexte, serait encore obscure à cause du mot rare oév, M. G. aurait dû au moins faire une note pour dire que, si suivant la remarque de l' 'Ecup.o2.cyız.ev Méya, le mot @zves se trouve employé pour oùàevés (de rien) dans un fragment du poète Alcée (v. Bergk, Poët. lyr. gr.), ici au contraire, comme le dit un autre lexicographe grec Aned.gr. de Bekker. t. III, p. 1362) et comme Plutarque le suppose évidemment dans sa citation, le neutre dèy est pris dans le sens du pronom indéfini 7: (quelque chose). l'intellect, vous, város, mais difficilement accessible ici-bas. Au-dessous des idées, les choses sensibles et leurs changements sont l'objet de l'opinion, céa, qui n'obtient que des conjectures vraisemblables et variables. Enfin, dans la doctrine platonicienne, entre les idées et les choses sensibles, il y a les choses mathématiques, partie intermédiaire, à laquelle M. C. donne une attention spéciale. Il faut reconnaître avec lui que les mots gowo's et dezvola sont appliqués quelquefois par Platon à la connaissance mathématique, dont les objets sont aussi des vérités éternelles comme les idées contemplées par la science. Mais M. C. exagère peut-être, lorsqu'il veut (p. 16-22 et p. 30) que le mot de dvota pris en ce sens soit pour Platon une expression technique, réunie par lui avec la science des idées (écloth.n) sous la dénomination plus générale de vómois. Du reste, un passage du Ménon (p. 86 E-p. 87 B) paraît prouver, comme le dit M. C., que Platon avait voulu mettre en relief, chez les géomètres grecs de son temps, l'emploi du procédé analytique qui consiste à considérer par hypothèse une question mathématique comme résolue, à développer les conséquences de cette hypothèse, à montrer que ces conséquences sont vraies, et que le principe de la solution qui y conduit doit être vrai у également. Mais il importe de remarquer que Platon, sceptique en physique et préoccupé surtout des questions de morale, n'avait pas vu quelles applications l'analyse mathématique peut trouver dans la physique, applications dont pourtant un exemple remarquable lui était déjà présenté par la signification des nombres musicaux dans l'acoustique des Pythagoriciens. En résumé, la dissertation trop courte de M. C. contient des vues utiles, mais qui auraient eu grand besoin d'être développées et justifiées. On s'aperçoit trop que cette dissertation avait d'abord été annexée à un programme d'une Université. En France, dans les comptes rendus des séances solennelles de rentrée de leurs Facultés, quelques Académies donnent d'abord un travail spécial rédigé par un des professeurs ; mais ce qui n'aurait pas pu être dit en public par l'orateur désigné est mis sous les yeux des lecteurs dans des notes, soit au bas des pages, soit à la fin de l'opuscule. On doit regretter qu'en publiant à part sa dissertation, M. Cohen n'y ait pas ajouté au moins quelques notes indispensables. Th.-H. MARTIN. 74. Conr. ROSSBERG, Lucubrationes Propertianæ, Stade, 1877 (Prog, n. 264), in-+, 36 p. - C. E. SANDSTROM, Emendationes in Propertium, Lucanum, Valerium Flac cum. Upsal, Lundstrom, 1878, in-8, 44 p. — Prix : 1 mark 20 (1 fr. 50). – Studia critica in Papinium Statium, Upsal, Lundstrøm. 1878, in-8, 62 p. Prix : 1 mark 25 (1 fr. 60). La dissertation de M. Rossberg renferme des observations sur soixante passages de Properce. Plusieurs des corrections proposées sont heureuses et toutes dénotent un esprit critique et judicieux. On peut même affirmer qu'aucun des derniers éditeurs de Properce n'a procédé avec autant de méthode ni montré autant de goût. Tous les mss. de Properce paraissent dériver du ms. possédé par Pétrarque, et aujourd'hui perdu. Ce ms. lui-même n'était sans doute pas très-ancien, de là le mauvais état du texte et la légitimité des conjectures. Aussi les philologues sont-ils très-partagés sur la manière de lire un grand nombre de passages. Voici une des plus belles corrections de M. R. On lit dans les mss., de Properce (I, 13, 23-24): « Nec sic caelestem flagrans amor Herculis Heben Sensit in Oetheis (avec les var. aethaeis, aetheis, acteis) gaudia prima jugis. » Les critiques ont remarqué depuis longtemps que ce texte était en contradiction avec le récit d'Hésiode (Theog., 950 sq.), de Diodore (IV, 3g) et d’Apollodore (II, 7, 7). Hercule ne s'est marié avec Hebe qu'après avoir été brûlé sur le Mont Oeta. C'est pourquoi Scaliger avait corrigé ab Oetaeis, et Schrader avait, en outre, conjecturé rogis. Cette double correction est admise dans les éditions Haupt et L. Müller. Mais M. R. propose aethereis (écrit par aetheis et l'abréviation connue de er) ce qui est beaucoup plus évident. In ætheriis jugis, c'est-à-dire dans le ciel, comme l'établit M. R. par de nombreux exemples. D'ailleurs M. R., qui n'avait pas eu d'abord à sa disposition l'édition de Burmann et Santen, a constaté ensuite qu'il avait trouvé dans quelques passages la même correction que Passerat, Guyet, Heinsius ou Markland. Une rencontre avec de tels maîtres est la plus douce joie que puisse éprouver un philologue, et M. Rossberg a recueilli la la première récompense des veilles qu'il a consacrées à l'étude de Properce', Les nombreuses corrections que M. Sandström propose au texte des poètes latins, dans ses deux dissertations, sont loin de valoir celles de M. R. Elles s'éloignent généralement beaucoup des mss., ce qui est permis dans certains cas, mais il faut toujours que la faute s'explique, et M. S. ne paraît pas s'être fait une idée exacte de la manière dont les fautes se sont glissées sous la plume des copistes. Il s'attaque parfois à des textes très-purs ou propose trois ou quatre conjectures sur le même passage, ce qui est une condamnation. Par exemple, dans Properce (I, 2, 13), au lieu de « Littora nativis collucent picta lapillis », où le ms. de Naples offre la var. persuadent, pourquoi rétablir corrident ? Ovide a dit de même (Fast., V, 363) : « collucent floribus agri. » (I, 25, 17). Le vers « At nullo dominæ teritur sub limine amor », qui, déjà tourmenté de bien des manières, deviendrait « At nulla dominæ removetur limine amans vi. » Quand une correction nécessite trois changements de cette espèce et amène une 1. M. R. nous apprend (p. +) que, contraint d'enseigner pendant le jour, il a dû consacrer un grand nombre de nuits à ses Lucubrationes. fin de vers aussi détestable, il faut évidemment y renoncer. — (Ibid., 19). M. S. propose : « invitis usque redit pedibus, » au lieu de ipse, qui est nécessaire. — (III, 9, 8), Properce n'a pu écrire, comme pense M.S., «Sine dubio ita a poeta scriptum fuerat (p. 13): Fama nec hæc ex quo ducitur illa jugo'. » Les passages de Lucain que M. S. cherche à améliorer ont été, pour la plupart, déjà traités par d'autres philologues, et M. S. ne semble pas s'être informé de ce qui avait été fait avant lui. Il propose de lire (I, 86) : felicia fodera regni. C'est ainsi que lisait Peiraredus, ami de Grotius. — (III, 410). Le passage : « Non ullis frondem præbentibus auris Arboribus suus horror inest, » a déjà été l'objet de nombreuses conjectures, praedantibus, quatientibus, motantibus, agitantibus (Voir l'éd. Oudendorp, Leyde, 1728). M. S. en ajoute une nouvelle, turbantibus, qui est bien plus éloignée des mss. Pour Lucain, on a de nombreux mss. remontant aux ixe et x° siècles, et on ne peut corriger avec autant de liberté que dans Properce. D'Orville proposait ici, avec plus de probabilité, « non ulli frondem præbentibus aurae, » le mot auris se trouvant alors amené par præbentibus. - (III, 475) prioris était déjà défendu par Grotius d'après un ms. de Claude Dupuy. Mêmes observations pour Valérius Flaccus. M.S. préfère gentis à genti (I, 15); déjà Heinsius avait rétabli et expliqué gentis. (1, 406) : « Quantum Peliacas in vertice vicerat ornos, » équivaut à « Peliaco in vertice ; » pourquoi conjecturer incædua? M. S. aurait dû voir là une réminiscence de Catulle (64, 1): « Peliaco quondam prognatæ vertice pinus. » »- On peut admettre cependant une conjecture de M. S. (I, 515) : « Nube rigens ac nescia frugum (zona). » La vulgate est rerum et un ms. important offre regum. Si M. S. avait choisi les meilleures de ses conjectures, accompagnées des arguments propres à les faire adopter, son travail aurait eu beaucoup plus de valeur. រ Le vers Dans ses études critiques sur Stace, M. S. montre un peu plus de maturité et de réflexion. Mais le style de ce poète est rempli de tournures et de locutions spéciales qu'il ne faut pas chercher à effacer. Ainsi (Sily., I, 1, 102) M. S. trouvant que Atticus senior ne désigne pas assez clairement Phidias, propose « Auctius Elæi signum Jovis, » ce qui devient tout à fait inintelligible. Il y a néanmoins dans cette étude quelques conjectures séduisantes, par ex. (I, 4, 68), M. S. préfère : « Genus ipse suis, præmissaque retro Nobilitat, » au lieu du substantif Nobilitas, en rapprochant à propos un passage de Sidoine Apollinaire (Pan. Avit. vs. 161): « Priscum titulis numeret genus alter, Avite, Nobilitas 1. Pourtant M. S. a vu ailleurs (Stud. crit. in Pap. Statium, p. 18) que la conjecture de M. Baehrens, Muta domus stat hero n'était pas admissible, à cause de la cacophonie (ipse sonus injucundior vetat). La correction qu'il propose au texte de Properce n'est pas plus harmonieuse. |